• Esthétique industrielle: l’économique et le social

    Par Jocelyne Le Boeuf.

    Dans un précédent article, Design industriel et économie des moyens, nous évoquions la pensée de Georges Combet, Président de Gaz de France et personnalité très active au sein de l’Institut d’Esthétique industrielle au début des années 1950 (1). Nous montrions comment cette approche, établissant une convergence entre optimisation économique et rationalisation esthétique (Beauté utile), s’inscrivait dans la pensée scientifique et philosophique du XIXe siècle et, avec un bel optimisme, se revendiquait comme «remède efficace contre cette sorte d’éblouissement (…) où nous induit la toute-puissance de l’industrie moderne».

    Georges Combet fut, avec un certain nombre d’autres figures de l’Institut d’Esthétique industrielle, un des membres de la commission réunie autour de Jacques Viénot pour établir les bases de la Charte de l’Esthétique industrielle présentée lors du Congrès de l’Esthétique industrielle à Paris en 1953.

    La volonté de faire converger économie, esthétique et éthique suscita nombre de débats et certains points de la Charte furent violemment critiqués par l’architecte André Hermant, qui avait été vice-président de l’UAM (Union des Artistes Modernes) et fondateur en 1949 de Formes Utiles. La morale sous-jacente au fonctionnalisme, partagée par Formes Utiles et l’Institut d’Esthétique industrielle, induisait une méfiance par rapport à toute forme d’inféodation à la rentabilité commerciale.

    Cette méfiance se traduisait en particulier par un rejet de la mode associée au factice et à l’obsolescence programmée des produits. Mais André Hermant estimait que la Charte trahissait cette morale. Parmi les différents entre les protagonistes (1), un des dangers soulignés par l’architecte était le risque de «priver les formes du monde industriel des qualités qui furent toujours celles de la production artisanale, celles qui assurent l’équilibre et la continuité de l’homme avec le monde naturel» (2).

    La coupure entre celui qui conçoit et celui qui fabrique

    La place de l’artisanat par rapport à l’industrie a été un des grands thèmes des Arts and Crafts et de l’Art nouveau. On en parle souvent sur le plan de l’esthétique et de l’apport de ces mouvements aux théories du fonctionnalisme. Mais la dimension sociale de la question fut essentielle.

    Comment améliorer l’environnement humain dans une société industrialisée, «être les patrons des machines et non les esclaves», «(…) faire que le peuple trouve du plaisir à utiliser les choses qu’il doit nécessairement utiliser, et qu’il en trouve autant à fabriquer les objets qu’il est obligé de fabriquer» (William Morris, Contre l’art d’élite, conférence, 1884)?

    L’idée de la «beauté utile» passant par la réconciliation de l’art et de l’artisanat devait jeter les bases d’un nouveau métier qui trouverait sa place dans l’industrie. Mais la coupure entre celui qui conçoit et celui qui fabrique est restée longtemps au cœur des débats de la modernité.

    Pour Jacques Viénot (voir l’article consacré à La République des arts), lorsqu’il crée son agence Technès à la fin des années 1940, l’affaire est entendue. L’esthétique industrielle doit se consacrer avant tout à la conception de modèles pour l’industrie. Le styliste industriel n’est pas un artisan, il n’est pas celui qui fabrique. Il est celui qui conçoit. Mais la perte que cela constitue pour l’ouvrier est une question qui reste ouverte à l’Institut.

    Réintroduire la pensée créatrice au profit de la masse

    Nous proposons de suivre la réflexion d’un autre compère de l’équipe entourant Jacques Viénot, le sociologue Georges Friedmann (3).

    L’auteur se demande en quoi l’activité artistique se distingue de l’activité industrielle et souligne que l’artiste «a le bénéfice de pouvoir à la fois concevoir et exécuter» son œuvre. C’est le cas aussi de l’artisan, cela ne l’est plus de l’ouvrier. Il fait référence à des études montrant les incidences négatives que cela peut avoir sur la personne humaine pour très vite affirmer la nécessité de l’Esthétique industrielle «quelles que soient les structures du système économique: elle est aussi nécessaire dans les structures capitalistes que dans les structures d’économie planifiée et dans les structures d’économie socialiste».

    L’Esthétique industrielle en effet selon lui «réintroduit la pensée créatrice» au profit d’une masse de plus en plus importante qui pourra bénéficier de la «perfection mécanicienne» et de l’organisation rationnelle du travail (hommage à Taylor).

    La pensée sociale des Arts and Crafts qui posait le problème tant du côté de ceux qui conçoivent et fabriquent en amont que de ceux qui sont les usagers en aval, va alors se reporter essentiellement sur l’aval. L’artisanat ne peut plus survivre que dans l’industrie du luxe et ne peut satisfaire la beauté pour tous que seule l’industrie est en mesure de fournir.

    Les bases sont posées pour inscrire pleinement l’Esthétique industrielle dans la société de consommation et les combats idéologiques des années 1960. Jacques Viénot n’était pas sans s’inquiéter des dérives du marché.

    Il restait un idéaliste qui voulait continuer de croire en une position d’équilibre «à égale distance des Américains aux conceptions souvent trop mercantiles ou trop publicitaires, des Allemands aux conceptions trop philosophiques et des tendances italiennes qui volontiers, ramèneraient l’esthétique industrielle à un fait d’architecture (…)»(4).

    Notes:

    1 – dont nous proposons des éléments d’analyse dans le chapitre «Esthétique industrielle et préceptes fonctionnalistes, entre éthique et pertinence commerciale», J. Le Boeuf, Jacques Viénot (1893-1959), pionnier de l’esthétique industrielle en France, PUR, coll. Art&Société, 2006, p. 111-115.

    2 – Formes Utiles, André Hermant, Paris, ed. du Salon des Arts ménagers, Vincent Fréal et Cie, 1959, p.46.

    3 – «Quelques aspects psycho-sociologiques de l’Esthétique industrielle», exposé de Georges Friedmann, professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers, Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des hautes Etudes, Paris, revue Esthétique industrielle, n° spécial 10-11-12, 1954.

    4 – «Plaidoyer pour un enseignement de l’Esthétique industrielle en France», Esthétique industrielle, n°20, 1er trimestre 1956, p. 4.

    Cet article a également été publié sur le blog de Jocelyne Le Boeuf: Design et Histoires.


    2 commentaires

    1. Jesse dit:

      Décidément, les Friedman nous auront bien pourri ce XXème siècle!!!

    2. Christopher dit:

      Merci pour cet article très intéressant et riche en références!

      Le fait que le métier de designer se soit développer en parti à cause de cette privatisation de la force créatrice me gêne beaucoup en tant qu’étudiant en design.
      Je pense que la division du travail avec successivement le Taylorisme et le Fordisme à fait énormément de mal.
      Cela à certes apporté apporté des produits industriels de qualité (et encore) à des prix inférieurs (certainement) mais à quel prix!
      Aujourd’hui les produits industriels de masse de qualité se font de plus en plus rares et la plupart des gens ne savent pas comment réparer la moindre chose.
      En dissociant « celui qui conçoit et celui qui fabrique » la société industriel à complètement coupée ce qui nous reli aux choses.
      C’est pourquoi je serais de nouveaux fier d’être un futur designer lorsque ce métier sera devenu synonyme non plus de création industrielle de masse mais de créativité individuelle de masse.
      Ce n’est, selon moi, pas un hasard si les émissions autour de la cuisine remportent tant de succès ces dernières années. Les individus restent attaché au faire.
      Faisons en sorte que la cuisine ne soit pas le seul atelier domestique où l’on continue à prendre plaisir à créer, faire et partager!

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