• Rhétorique de l’inclassable

    Par Tony Côme.

    “Tout est design”, lançait l’éditorialiste du numéro 155 de l’Architecture d’Aujourd’hui, alors que les années 1970 commençaient à peine. Flanqué sur les premières pages d’une revue d’architecture aussi importante que celle-ci, un tel slogan était évidemment provoquant – d’autant plus que l’Autrichien Hans Hollein venait tout juste de publier son célèbre manifeste Tout est Architecture(1). Mais ce slogan sonnait-t-il faux pour autant? Était-il, à cette époque et sur ce support, totalement ironique? Ne pourrait-on pas plutôt affirmer qu’il venait révéler et questionner une crise générale des arts appliqués, une mutation profonde des pratiques créatives dont les créateurs d’aujourd’hui seraient les héritiers?

    Comme le rappelle Jean-Louis Fabiani dans une récente parution, il est nécessaire de toujours “s’interroger sur les noms de baptême (les procédures de nomination et de renomination(2)”. “Comment un nom s’impose-t-il(3)?” Dans le champ du système disciplinaire en général et dans le champ des arts appliqués en particulier, la question est essentielle.

    En remaniant un extrait d’un précédent travail de recherche intitulé “Tout est Design”, Rhétorique et pratiques de l’inclassable – Disciplinarité des arts appliqués au moment de la Post-Modernité(4), nous voulons répondre à la dernière contribution de Jocelyne Leboeuf (Le design en combien de mots?) et y apporter un point de vue complémentaire.

    En nous positionnant à la croisée des métiers, nous voulons rappeler que les nombreuses “querelles sémantiques” dont celle-ci s’empare ont concerné l’ensemble des arts appliqués. Avec un peu de recul, on peut même soutenir qu’elles ont été plus virulentes au sein de la sphère architecturale, longtemps autoréférencée et autoréférencielle, qu’au sein même du design.

    À propos du “design” des années 1970, l’éditorialiste précédemment cité n’est pas dupe: “le mot est à la mode(5)” avoue-t-il, et “le terme tient sa séduction d’une certaine ambigüité excitante(6)”. Anglo-saxon, le terme “design” se décline effectivement sans grande difficulté et vient caractériser, à lui seul, une multitude de pratiques:

    “A l’origine, le mot anglais “design” signifiait “projet” puis il a pris un sens qui s’est toujours plus rapproché des définitions de la branche disciplinaire plus proprement définie “Industrial Design” […]. Ainsi pour y voir un peu plus clair, on a fait de nombreux efforts pour définir les différentes zones de travail, les différentes approches méthodologiques, les différents courants: product design, interior design, visual design, grafic design, dress design, contre design, design radical, design d’animation, proto design, design moderne, design néomoderne, design postmoderne, etc… De la création de vêtements à celle d’un astronef, de l’ordinateur aux vases en verre de Murano, des fauteuils aux équipements de ville, tout est ramené et peut être ramené sous l’enseigne du design(7).”

    En ce sens, la généralisation de l’appellation “design” s’impose comme un formidable instrument de décloisonnement, voire comme un vecteur d’indisciplinarité inédit: “Dans ce contexte, il apparaît évident que le design n’existe pas comme discipline, peut-être ne l’a-t-il jamais été!(8) ” poursuit Ugo La Pietra, l’auteur du texte repris ci-dessus.

    Si ce dernier l’oublie dans son énumération (et ce n’est sûrement pas un hasard), certains théoriciens n’hésitent pas à mentionner le métier de “designer architectural(9)”. Tout naturellement, sans jamais vraiment le définir, ils utilisent le terme “architectural design”.

    Doit-on y voir un synonyme d’“architecture” ou bien une appellation inédite qui viendrait caractériser l’émergence d’une nouvelle pratique? Difficile à dire. La seule précision qui nous est donnée par l’un de ces auteurs est la suivante: “la notion de design d’abord limitée à la mise en forme des produits de grande consommation, s’étend obligatoirement au domaine de la production architecturale(10)”.

    Il est intéressant de remarquer à ce propos que les Academy Editions de Londres publient depuis longtemps une revue intitulée Architectural Design. Si le premier numéro paraît en 1949 et nous laisse entendre que le terme ne s’invente pas exactement au moment de la crise des pratiques créatives qui marque la Post-Modernité, force nous est de constater que c’est véritablement durant cette période que la revue acquiert son importance(11). Peut-être justement parce que l’ambigüité de son titre prend tout son sens dans un tel contexte…

    D’une manière plus générale, il faut comprendre que la remise en cause de la parcellisation des arts appliqués entraine des problèmes terminologiques majeurs. Dans de nombreux textes par exemple, architecture et design s’entourent de guillemets – timide truchement qui dit qu’on ne devrait plus dire mais qui ne dit pas pour autant comment dire -, expédient qui dit surtout qu’on ne sait plus quoi dire pour caractériser l’enchevêtrement des pratiques. Le langage existant fait défaut, les mots viennent à manquer. En d’autres termes, la taxonomie traditionnelle ne semble plus fonctionner dans une telle situation de décloisonnement: la dissolution des frontières entre les catégories invalide nécessairement les noms qui depuis longtemps y étaient associés.

    Ainsi, certaines appellations en viennent à supporter une complexité sémantique extrême, quand d’autres semblent perdre tout leur sens. En effet, si “tout est design”, il se pourrait alors que “l’architecture ne soit plus rien”: “la fin ultime de l’architecture moderne est l’abolition de l’architecture”, annonçaient par exemple les Archizoom Associés à la fin des années 1960.

    Ce flou, cette indétermination générale et ces déductions logiques manifestes provoquent très vite une réaction de la part de certains praticiens qui en appellent à plus de rigueur. Les premiers défenseurs d’un possible retour à l’ordre sémantique dénoncent principalement la naïveté de ce “tout-design” émergent:

    “Je récuse la définition anglo-saxonne du “design” qui tend à assimiler son action à tout acte en créativité touchant à l’environnement construit par l’homme. Vouloir intégrer dans une seule et même démarche de la pensée créatrice, des domaines aussi spécifiques jusqu’alors que la construction des villes et la réalisation d’un briquet en passant par le graphisme, procède d’un tel raccourci de pensée, d’un tel escamotage des nuances, d’un tel tour de passe-passe qu’il semble obligatoire que l’on soit conduit tout droit au contresens et même au non-sens(12)”.

    Lorsqu’il s’insurge ainsi en 1971, Claude Parent ne se fait pas pour autant le chantre du cloisonnement disciplinaire. Bien conscient de ce qui se joue dans le rapprochement des pratiques, il explique qu’il ne s’agit pas “d’étiqueter pour séparer, mais d’analyser pour obtenir une connaissance intrinsèque qui permette aux créateurs une action d’ensemble sans traîner après soi, comme le péché originel, le germe de la confusion. Il s’agit de différencier pour mieux réunir, pour globaliser(13)”.

    Loin de s’opposer à la communication entre les praticiens, l’architecte cherchait justement à la stimuler, à la faciliter par “la maîtrise des langages spécifiques, le refus de la confusion des syntaxes et la prise de conscience du champ d’application de l’action de chacun(14)”. Que ce mot d’ordre et les différents points de vue mentionnés ici gardent aujourd’hui toute leur vitalité et nous permettent de mieux comprendre ce qui se joue véritablement dans ces querelles sémantiques à répétition!

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    NOTES

    (1) Hans Hollein, “Alles ist Architektur”, in Bau, numéro 23, cahier 1/2, Vienne, 1968.
    (2) Jean-Louis Fabiani, “À quoi sert la notion de discipline?”, p. 29, in Jean Boutier, Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (sous la direction de), Qu’est-ce qu’une discipline?, Éditions de l’EHESS, 2006.
    (3) Ibid. p. 29.
    (4) Mémoire de recherche de Master 2 en Histoire de l’Architecture, écrit sous la direction de M. Claude Massu et soutenu en juin 2010 à l’Université Paris 01 Panthéon Sorbonne. (Ce travail peut être consulté au sein du Centre Documentaire de l’INHA).
    (5) Introduction à l’Architecture d’Aujourd’hui, n°155, 1971, p. 2.
    (6) Ibid. p. 2.
    (7) Ugo La Pietra “De la cuillère à la ville”, in Domus n°643, octobre 1983. Le titre de l’article renvoie de manière littérale au vieil adage d’Ernesto Rogers, slogan moderniste qui résume assez bien les aspirations globalisantes qui perdurent, d’une certaine manière, au moment de la Post-Modernité.
    (8) Ibid.
    (9) Jasper Halfmann et Klaus Zillich, “Transformer la science en un moyen de libération”, in l’Architecture d’Aujourd’hui, n°155, 1971, p. 14.
    (10) Ibid. p. 14.
    (11) Les éditeurs le reconnaissent eux-mêmes: la revue fut “prominent in the 1980s for the part it played in Post-Modernism”. Et Charles Jencks de confirmer: “Architectural Design has been at the forefront of critical architecture since the 1960s and it continues to challenge accepted thinking on the subject – an alternative, not an echo.”. Cf. Architectural Design Home.
    (12) Claude Parent, “Face à face: Architecture et Design”, in l’Architecture d’Aujourd’hui, n°155, 1971, p. 19. De “la construction des villes” à la “réalisation d’un briquet”, le slogan de Rogers est ici encore évoqué. Toutefois l’auteur se différencie de ses contemporains et, au lieu de tenter de le réhabiliter, le remet plutôt en question.
    (13) Ibid. p. 19.
    (14) Ibid. p. 19.


    3 commentaires

    1. Oilivier dit:

      Tout le monde peut écrire sur sa carte de visite « Architecte »? Tout le monde peut signer des plans en tant qu’architecte?
      L’ordre des architectes à engagé des procédures pour interdire le terme « architecte d’intérieur ». Et les a perdues.
      Une association privée, non agrée, de profs à longtemps fait croire ( illégalement) aux étudiants qu’ils ne pouvaient pas pratiquer le métier d’architecte d’intérieur sans leur payer une cotisation!

      Il ne s’agit pas seulement de « rhétorique verbale ». Il y a aussi de la violence. Et le design a été un espace de liberté pour résister à cette violence. Et c’est cette liberté qu’il est en train de perdre.

    2. maupado dit:

      On devrait pouvoir dire que l’architecte est un designer comme un autre, avec ses outils. Ce n’est pas lui qui fait la ville, c’est l’urbaniste, lui ne fait que des bâtiments comme on l’autorise ou comme on le contraint. Dubai n’est pas New York, et les architectes n’y sont pas pour grand chose.
      Si on ne peut pas, en France, parler de design architectural, ce n’est pas un problème sémantique, et les méthodologies communes ou spécifiques n’y sont pour rien. L’Architecte est simplement une appellation contrôlée, une marque régie par un ordre installé par le gouvernement de Vichy. Le mot « Architecte » ne peut être revendiqué que par celui qui peut l’accompagner de sa traine acronymique: DPLG, ou ENSA, éventuellement.
      L’architecte d’intérieur, lui, doit impérativement, sous peine de procès, signifier clairement cette précision.
      L’exercice plein et entier du métier d’Architecte n’est pas une affaire de compétence, mais de qualification.
      Sans avoir besoin de connaître de mauvais architectes, on sait qu’ils existent, puisque ils sont seuls à pouvoir commettre de l’architecture, bonne ou mauvaise. Et ils ne se privent ni de l’une, ni, c’est pour tout un chacun une évidence, de l’autre.
      Une suggestion, pardon, un rêve:
      Dissolution de l’Ordre des Architectes, dérégulation du droit à soumettre un projet de construction, quelle qu’il soit, institution généralisée de commissions des sites chargées de valider les projets. Les membres en seraient élus au niveau local pour une courte période et en aucun manière rééligibles.
      Et alors seulement, quand Dieu aura reconnu les siens, les querelles sémantiques auront un sens.

    3. Jocelyne Le Boeuf dit:

      Merci à Tony Côme pour son article.
      Je ne sais pas si le fait de recourir à l’emploi du mot design pour désigner les différents métiers de conception et de projet procède d’un « raccourci de pensée » comme l’écrit Claude Parent.
      Concernant le design industriel, mes recherches sur l’esthétique industrielle après la Seconde Guerre mondiale (1) montrent le contexte des débats au moment de la création de l’Icsid par le fondateur de Technès Jacques Viénot, l’architecte Pierre Vago, le designer américain Peter Muller-Munk, l’anglais Misha Black de la Society of International Artists, et le belge Robert Delevoy, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture et des Arts décoratifs de Bruxelles(2).
      A la même époque Thomas Maldonado, dans une allocution à l’occasion de la rentrée scolaire 1958/58 de la Hochschule für Gestaltung de Ulm, mettait en garde contre le fait « de vouloir régler l’ensemble de l’expérience du monde sur une théorie du design ». Il rajoutait : « de la cuiller à café à la ville, d’accord, mais sans avoir la naïveté de vouloir donner une image unitaire à l’ensemble de la réalité. La cuiller à café parfaite n’existe pas plus que la ville parfaite et définitive. Ce qu’il peut y avoir, ce sont des approximations de la meilleure des cuillers à café que l’on puisse représenter, des approximations de la meilleure des villes imaginables dans une culture et un système social donnés » (3).
      Oui c’est bien de garder la vitalité des points de vue et l’emploi de mot design qui rassemble sous sa bannière différents champs de métiers n’est pas pour autant devenu une théorie réglant « l’ensemble de l’expérience du monde ». Je travaille dans une école de design (l’Ecole de design Nantes Atlantique) qui a commencé par le design produit pour étendre son enseignement à d’autres métiers. Les mises en oeuvre de nouvelles filières, design d’interactivité puis d’espace et enfin de graphisme contribuent à des échanges extrêmement fertiles sur les différentes approches méthodologiques, les outils, la pensée du projet… Le choix qui a été fait de rassembler les métiers au sein d’options thématiques au niveau du second cycle prépare à leur collaboration dans la réalité professionnelle. Ils n’en doivent pas pour autant perdre leur singularité d’approche et l’histoire dont ils héritent.
      Cette question des frontières entre disciplines n’est pas propre au design. Je les évoque dans mon blog « Design et Histoires » (articles « Histoires du design en débat » 1 – 2 – 3) à propos de l’histoire dans ses différentes ramifications et son rapport aux sciences anthropo-sociales.
      Pour en revenir au design, je terminerai en citant Alain Findeli :
      « L’exercice consistant à définir le design est devenu un passage obligé en français, mais qui n’a plus de sens aujourd’hui, du moins s’il doit conduire à une définition générale. Pirouettes étymologiques et savantes nonobstant, l’extrême étalement du bassin sémantique de ce terme nous conduit à n’opter que pour des définitions en situation si la précision terminologique nous importe quelque peu. Autrement dit, c’est le projet qui nous anime et le contexte où nous nous situons qui en fixera le sens » (4).

      1 – « La contribution française à la création d’une organisation internationale du design après la Seconde Guerre mondiale », blog Design et Histoires, août 2009.

      2 – Réunion constitutive à Paris les 13 et 14 avril 1956, établissant Jacques Viénot comme fondateur du Comité de liaison à l’origine de l’Icsid, Peter Muller-Munk comme président, Misha Black comme vice-président, Pierre Vago comme secrétaire général et Robert Delevoy comme trésorier.

      3 – Extrait de l’allocution de Thomas Maldonado, président du collège rectoral d’Ulm, cité par Jocelyn de Noblet dans son ouvrage Design, éd. Stock – Chêne, 1974, p. 10-11.

      4 – « Entretien, Alain Findeli, Université de Montréal, Les perspectives de la recherche en design », Mode de Recherche n°1, Janvier 2004; p. 7.

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