• Utopie et cuisson

    Par Clément Gault.

    L’utopie ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ.

    À la lecture de cette phrase, tirée de «l’An 01 de Géb黹 (une bande dessinée parue dans les années 70), j’ai immédiatement pensé au design. Je faisais alors le rapprochement suivant qui revenait à le considérer comme une pratique pourvoyeur d’utopie. Je venais juste de terminer l’ouvrage de l’historienne Alexandra Midal: «Design, Introduction à l’histoire d’une discipline»². Elle y consacre justement un chapitre sur l’utopie. J’y avais appris, ou plutôt redécouvert, que de nombreux précurseurs du design ont été motivés par des idées qui apparaissent avec le recul d’aujourd’hui comme des utopies. Par exemple, durant la deuxième moitié du XIXème siècle, Williams Morris prône le design comme une manière de lutter contre la société industrielle, perçue par ce dernier comme aliénante et déshumanisante. Morris entendait ainsi lutter à la fois contre les méthodes de production industrielles mais aussi contre la production en tant que telle, jugée comme «viles, inadmissibles et mauvaises.»³ Pour cela, il cherchait à concilier objets de qualité et production artisanale.

    Dans les faits, Morris et son entreprise qui regroupait le design, la conception et la fabrication, ne purent se passer de la production industrielle. Un autre exemple : quelques décennies plus tard les fondateurs du Bauhaus étaient motivés par l’envie de démocratiser le design, la technologie et le confort en réconciliant l’art et l’industrie. Malheureusement, de leur époque les rares productions furent le plus souvent réservées à une élite fortunée.

    Enfin, un dernier exemple permet de montrer un tournant concernant le rapport entre l’utopie et le design. Il s’agit du stand «Futurama» de General Motors lors de l’Exposition Internationale de New York en 1939. Conçu et imaginé par Norman Bel Geddes, designer du Streamline, «Futurama» était un diorama sur ce que serait le futur dans un avenir proche. Les visiteurs y découvraient la maquette animée de la ville de demain, des prototypes d’automobiles, un appartement témoin, etc. Si Alexandra Midal qualifie ces exemples d’utopie c’est à juste titre: les motivations, quelles soient socialiste pour les deux premières ou technophile pour la dernière, n’ont jamais réellement abouti à ce que leurs auteurs espéraient.

    Néanmoins, si aujourd’hui l’utopie est toujours présente dans le monde du design, elle serait à chercher du côté des capacités représentatives des designers, à l’image de ce que proposait Norman Bel Geddes en 1939 avec «Futurama». J’ai en tête deux projets assez récents, datant de 2009: il s’agit de «Microsoft 2019: Future Vision» et le projet «Living Kitchen» de Michaël Harboun. Ces deux projets se résument à une vidéo. La première montre des moments du quotidien en 2019, du bureau, à l’école en passant par la maison. Toutes les innovations technologiques en émergence y sont représentées : réalité augmentée, papier électronique souple, holographie, etc.

    Prosaïquement, il s’agit d’une profusion d’écrans et d’interfaces connectés partout et tout le temps. L’objectif de Microsoft est de sonder les gens, de les faire réagir vis-à-vis de la vidéo, ce qu’on appelle dans la pratique du design probes. La seconde vidéo est basée sur la technologie «Claytronics» développée aux États-Unis à Carnegie Mellon. Il s’agit à l’origine d’un programme de recherche qui «combine robots modulaires, nanotechnologie, informatique pour créer un affichage dynamique et en 3D d’information électronique»⁴. Le designer interprète la technologie comme une pâte à modeler et proposent des éléments de cuisine (évier, plan de travail, robinet, etc.) en conséquence.

    On le voit, chacun de ces projets donnent un aperçu d’un futur envisagé mais peu d’éléments indiquent s’ils sont techniquement envisageables dans les formes et les usages représentés. En creusant un peu, on peut avancer que Microsoft se base sur son image de marque pour être crédible. Si Microsoft, une grande entreprise du domaine informatique, propose une telle vidéo c’est qu’elle envisage sérieusement les innovations proposées, non?

    De son côté, le projet de Michaël Harboun s’appuie sur ce que j’appelle dans mes recherches une caution scientifique. En effet, la technologie mise en œuvre est loin d’atteindre le résultat imaginé par le designer mais ce n’est pas explicite au travers de la vidéo «Living Kitchen». Ce que présentait quelques années auparavant les chercheurs de Carnegie Mellon au travers de vidéos sont des petits robots de l’ordre du centimètre s’arrangeant entre eux, ou un petit tube métallique mobile sur un circuit électrique. Niveau échelle de taille, on est très loin d’une matière malléable à souhait. Mais le fait de mobiliser une université américaine de renom donne immédiatement du crédit. Le crédit aurait été nul si le designer avait mobilisé le film «Terminator 2» et le robot méchant T-1000 qui est en «poly-alliage mimétique»⁵, pourtant l’effet est le même.

    Bien entendu, l’utopie ne se découvre qu’avec le recul du temps. Aussi, qualifier d’utopiques ces deux propositions de design n’engage que moi. Pour certains, ce sont des projets de prospective. On peut y voir aussi de la spéculation technologique rendue crédible par la mobilisation de la science et spectaculaire par ce qui fait à la fois la qualité et les travers du design: ses capacités de représentation. Pour une petite partie, le succès de ces projets revient également à des entreprises comme Adobe ou Autodesk. En 1991, il fallait des ordinateurs de pointe et des compétences particulières pour rendre crédible le T-1000. Aujourd’hui n’importe quel ordinateur pourrait le réaliser.

    L’utopie par le design, bien que source de réflexion lorsqu’il se veut critique ou spéculatif sans chercher à être prophétique, est aujourd’hui affaire de spectacle et de divertissement comme l’était «Futurama» en son temps. Ce qui n’était pas le cas par le passé où les acteurs des Arts & Crafts, du Mouvement Moderne ou du Bauhaus étaient poussés par des idéaux socialistes.

    Avant de poursuivre, revenons à la phrase de Gébé :

    L’utopie ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ.

    Après réflexion, je me trompais en considérant essentiellement le design comme un fournisseur d’utopie. D’ailleurs, ce n’est pas dans cette optique que l’on m’a enseigné le métier. Ce qui apparaît avec le recul du temps comme une utopie était avant tout un objectif à atteindre et c’est au travers de la pratique du design que les Art & Craft ou le Bauhaus ont tenté d’atteindre leur idéaux. Rêver, proposer, protester et laisser advenir sont des activités essentiels. Le design, lorsqu’il est de pointe, tout comme la recherche, peut s’inscrire dans ce rôle. Mais c’est également le rôle des arts, qu’ils soient populaires ou élitistes, mineurs ou majeurs.

    Pour reprendre la phrase de Gébé, le design a en définitif toujours été une affaire de cuisson. En tout état de cause, pour Morris et certains autres l’objet n’était que la finalité du design mais ne devait résumer à lui seul ce qu’était le design en leurs temps. Qu’il soit centré sur les utilisateurs, les usages ou l’expérience, qu’il soit industriel, de service ou d’édition, le design est avant tout une affaire de cuisson. Soit une pratique qui tend à conformer au mieux les idéaux propres à chacun à une foule de contraintes. Qualifier d’utopie ou de dystopie les motivations en jeu n’est qu’un point de vue. Néanmoins, le design sans cuisson, c’est à dire lorsqu’il n’engage aucune référence tangible, ni aucun ancrage dans le réel, n’est selon moi que pure fiction.

    1. Gébé, «L’An 01», réédité chez L’Association en 2000.
    2. Alexandra Midal, «Design : Introduction à l’histoire d’une discipline», paru chez Pocket en 2009.
    3. Ibid, p.51, propos tenus par John Ruskin, professeur qui a grandement influencé William Morris.
    4. «This project combines modular robotics, systems nanotechnology and computer science to create the dynamic, 3-Dimensional display of electronic information known as claytronics.» (source: cs.cmu.edu).
    5. Propos tenus par le T-800 à 35min15 : «[Le T-1000] est en poly-alliage mimétique. […] En métal liquide».

    Cet article est également paru sur le site de Clément Gault: designetrecherche.org.


    2 commentaires

    1. Jocelyne Le Boeuf dit:

      Bonjour Clément,

      Ton article m’a rappelé une publication du VIA, « Design et Utopies », Industries françaises de l’ameublement, les Villages 2000. S’y trouve en particulier un article de Christine Colin, « bonne marchandise » Good Goods ou l’utopie en 8 T-shirts ». L’auteur rappelle le contexte du lancement du catalogue « Good Goods » – sélection de produits par Philippe Starck pour la filiale du groupe Pinault-Printemps-Redoute » (1998). Elle en parle comme d’un « ultime coup de chapeau avant l’an 2000, au lieu « qui n’est pas »… après avoir évoqué les critiques suscitées par le discours de Starck qui n’ont pas manqué de souligner l’ambivalence entre civisme et « autopromotion de ses propres produits ».
      Un petit passage intéressant sur l’utopie et les « political T-shirts » du « God is dangerous » à « We are God »:
      « Cette succession de phrases et tout particulièrement le passage de l’introduction, « God is dangerous » (Dieu est dangereux), à la conclusion, « We are God » (nous sommes Dieu), invitent irrésitiblement à ces exercices de logique énervante que les philosophes affectionnent. Du genre : Si « God is dangerous » et si « We are God », alors « We are dangerous ». Elle invite également à ces associations d’idées que la psychanalyse nous dit révélatrices. Du genre, si le choix de l’anglais est ici réservé à Dieu (God), n’est-ce pas pour tirer partie de cette extraordinaire proximité que lui réserve la langue anglaise avec la marchandise (Good). Et poussant plus loin cette superbe allitération qui identifie « Good », la marchandise et « Good » (bon) dans le titre même catalogue, il s’en faut d’une lettre pour identifier « Good » à « God ». Il s’en faut également d’une lettre pour que tout s’inverse : de « Good Gods » à « Good is dangerous ». Et de « We are God » à « We are Good »(…) »

      Il y a également dans cette même publication un article de Thierry Chabanne qui analyse certaines formes de l’utopie dans certains des textes fondateurs des mouvements modernes.

    2. Jesse dit:

      Un peu déçu par votre article, qui bascule en effet de l’utopie idéologique vers la prospective technologique.
      Si on parle d’utopie, je préfèrerais qu’on s’en tienne au sens rabelaisien: une société parfaite. Parler d’utopie sans parler d’organisation du travail me parait donc complètement hors-sujet. En ce sens, vous avez raison, Morris a ouvert la voie et on peut également remercier Gaetano Pesce, ou encore Victor Papanek.
      Par contre, je balaierais d’un revers de la main vos exemples technophiles car ils n’envisagent aucune amélioration de l’humain, seulement des outils plus simples et plus performants (ou alors, il faudrait aller encore plus loin qu’Asimov et nous expliquer de quoi seront fait les revenus des humains quand les robots/objets feront tout à notre place)
      D’un autre côté, force est de constater qu’avec l’avènement de l’individualisme, l’utopie a beaucoup perdu de sa force aujourd’hui. Comme le rappelle à juste titre J. Le Boeuf, les dernières prises de positions de designer un tant soit peu « révolutionnaires » nous viennent de P. Starck (mais qui est plus un punk cynique qu’un utopiste).
      Pourtant, si on cherche aujourd’hui où est l’utopie dans le design, je pense qu’on peut en trouver encore, à condition de ne considérer que ceux qui imaginent une société meilleure humainement. Je vois donc plus d’utopie dans le travail des 5.5 sur le DoItYourself ou dans le travail des gentils geek qui nous mettent à disposition du Linux gratuit que dans la vision de Jobs-Apple qui nous a vendu du loisir à profusion. Malheureusement, je n’ai certainement pas assez de culture pour bien en parler, mais cela m’intéresserait énormément d’en savoir plus (c’est bien pour ça que j’ai foncé lire votre article).
      Et finalement, en attendant de trouver l’échappatoire à la dialectique Production-Consommation, nous (les designers) pouvons déjà chercher à mettre un maximum d’humain dans notre relation à ceux qui produisent, car en effet, cela réduit énormément à la cuisson…

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