• Pour vivre heureux, restons couchés

    Par Irène Berthezène.


    Yoko Ono et John Lennon, Bed-in, Amsterdam, 1969.

    En psychanalyse, être couché incite à s’abandonner, à lâcher prise en évitant le regard du praticien pour parler sans craindre son jugement. On n’est pas loin de l’état fœtal, en aucun cas dans une position de force. Les Romains pensaient pourtant que la position couchée était un signe de domination et de puissance. Les esclaves devaient servir debout, pendant que les maîtres recevaient, écrivaient, mangeaient et buvaient couchés. La génération des architectes et designers des années 60-70 ont peut-être envié cette superbe nonchalance.

    Dans ces années là, la libération des mœurs s’accompagne de celle des corps, et entraîne une refonte du mobilier traditionnel dans l’habitat. Il n’y a plus d’espace dédié, de position dédiée; le sol se fait canapé qui se fait lit, les cloisons sont abattues et les volumes sont cassés, empilés, éparpillés.

    L’architecte Claude Parent en a fait une théorie architecturale, la fonction oblique¹, dans laquelle il abolit le règne du rapport horizontal/vertical pour libérer le plan, harmoniser la perspective et ne pas interrompre le regard, et surtout initier un nouveau rapport du corps à l’espace. Mais ce nouveau besoin d’horizontalité permet surtout aux designers de s’affranchir de l’échelle de l’objet et de s’aventurer, se « répandre » presque dans celle de l’habitat.

    Dès les années 50, la designer danoise Nanna Ditzel coupe les pieds des chaises et des fauteuils et imagine des paysages flexibles et confortables au sein duquel les corps peuvent se mouvoir, s’asseoir, s’allonger dans une mobilité sans cesse renouvelée. Elle donne ainsi la liberté à chacun de dessiner son propre paysage dans son intérieur, en empilant les formes en mousse selon ses besoins.

    Quelques années plus tard, le designer italien Joe Colombo propose de nouvelles manières de vivre allongé au sein de ses cellules d’habitation autonomes (voir Visiona 1, présentée à la foire du Meuble de Cologne en 1969); et en 1970 Verner Panton imagine pour le paquebot Loreley, showroom de la société Bayer, un paysage psychédélique, sorte de ventre chaleureux ou des formes organiques en mousse accueillent les corps dans les positions les plus décomplexées. (voir Visiona 2).

    Durant la même période, John Lennon et Yöko Ono inventent les « Bed-ins for Peace » pour protester contre la guerre au Vietnam et font sensation en accueillant les journalistes au lit. Le temps où l’on recevait assis dignement dans son salon est définitivement révolu.

    Si depuis ces belles années nos ainés se sont relevés, perclus de maux de dos et de genoux, pour se remettre à hauteur convenable dans un classique canapé, ils ont aboli symboliquement les frontières entre design et architecture, permettant aux créateurs d’aujourd’hui de passer du mobilier à l’espace (et retour) sans distinction de discipline, et de la position assis/debout à couché sans autre forme de protocole.

    Plus qu’une mode « lounge » qui a quelque peu modifié les décors des restaurants et des cafés, c’est un champ d’expérimentation autour du corps qui donne lieu à des projets souvent hybrides, parfois proches de la performance.

    Florence Doléac a exploré plusieurs fois ces basculements du corps dans des projets comme Vague à l’âme ou Patapouf. Bina Baitel, architecte et designer d’origine israélienne et suédoise, distille un peu de savoir-vivre oriental dans nos salons avec un mobilier hybride qui délimite des espaces de repos à terre, comme la lampe/tapis Snug ou le meuble d’appoint/tapis Tarah.

    Hors de l’espace privé, les M proposent aux enfants un espace de jeux au Centre Pompidou-Metz, Pillow, sorte de champ de bataille de polochons géant qui occupe toute la pièce. Si la position allongée est déjà un abandon en soi, que dire du plaisir de se rouler par terre et de se jeter dans une mer textile la tête la première, élans corporels hélas plus incongrus à l’âge adulte.

    Enfin les Bouroullec ont investi, eux, l’espace muséal, en proposant une nouvelle manière de contempler l’œuvre d’art. Au Victoria and Albert Museum à Londres, jusqu’au 30 octobre dernier, leur installation Textile Field inaugurée à l’occasion du London Design Festival incitait le visiteur à s’asseoir ou à s’allonger pour admirer les peintures de Raphaël. Point de visite au pas de course, d’attitude figée, de postures contraintes. Le corps délassé, offert presque, pouvait se laisser apprivoiser par la monumentalité du lieu, s’autoriser à l’habiter pour permettre à l’esprit de transcender l’œuvre d’art. Comme quoi, on n’est pas toujours obligés d’être au garde-à-vous face à plus puissant que soi.

    1. Claude Parent, Vivre à l’oblique, L’Aventure humaine, 1970.


    Maison de Claude Parent (Neuilly 1973-1974). Dessin de Claude Parent représentant le dispositif de la salle des repas avec table à deux niveaux, n.d. © Archives Claude Parent.


    Nanna Ditzel, Winkel og Magnussen, 1952. Photographie: Erik Brahl.


    Joe Colombo, Visiona 1, Cologne, 1969.


    Verner Panton, Visiona 2, 1970, Cologne © Panton Design, Basel.


    Bina Baitel, Snug, Nextlevel Galerie. Photographie: Florian Kleinefenn.


    Bina Baitel, Snug, Nextlevel Galerie. Photographie: Florian Kleinefenn.


    Bina Baitel, Tarah, Nextlevel Galerie. Photographie: Courtesy NextLevel Galerie.


    Bina Baitel, Tarah, Nextlevel Galerie. Photographie: Courtesy NextLevel Galerie.


    Les M, Pillow, Centre Pompidou-Metz, 2011. Photographie: Valérie Tholl.


    Les M, Pillow, Centre Pompidou-Metz, 2011. Photographie: Valérie Tholl.


    Florence Doléac, Vague à l’âme, Edition Parsua, 2004.


    Florence Doléac, Patapouf, Édition Fermob de 2005 à 2008.


    Studio Bouroullec, Textile Field, Victoria and Albert Museum, avec la collaboration de Kvadrat, 2011. © Studio Bouroullec & V&A Images, Victoria and Albert Museum.


    Studio Bouroullec, Textile Field, Victoria and Albert Museum, avec la collaboration de Kvadrat, 2011. ©Studio Bouroullec & V&A Images, Victoria and Albert Museum.

    Cet article est également paru sur le blog d’Irène Berthezène: projectitude.com.


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