• Le « Human-Centric Design », une éthique industrielle

    Par Alexandre Bernelin.

    Depuis 10 ans s’est imposée dans le monde du design une méthodologie visant à mieux cerner l’utilisateur et son interaction avec les objets du quotidien : le « User-Centered Design ». Mais à la lumière des crises sociales et écologiques frappant l’industrie, cette méthodologie montre aujourd’hui ses limites.

    Théorisé au début des années 2000 par le designer américain David Kelley, sous le nom de « Human-Centered Design« , cette approche consiste à s’inspirer des habitudes humaines lors de la conception de produits, d’espaces ou d’interfaces. Ce recentrage de la création autour de l’individu a profondément révolutionné l’industrie du design. La création devient alors le reflet de l’utilisateur final et non plus celui, exclusif, du créateur. Cette prise en compte de l’utilisateur final fut si radicale que très rapidement l’expression même de « Human-Centered Design » se vit remplacée par « User-Centered Design« , l’utilisateur et ses habitudes venant symboliquement se substituer à l’humain. Plaisir, instinct, récompense et appropriation devinrent par là même le credo des nouveaux experts de l’expérience utilisateur.

    Mais à l’heure où les avancées technologiques autorisent toutes les extravagances créatives, il devient nécessaire de réinterroger la méthodologie du « User-Centered Design » ainsi que le rôle de l’utilisateur dans le processus de création.

    La méthodologie « User-Centered Design » source intarissable d’inspirations et d’études pour les designers, transforme l’utilisateur en collaborateur. Ce dernier livrant, dès lors, ses remarques, vœux et aspirations aux industriels, l’ensemble de ces données affinant la réflexion des créatifs tout en permettant au marketing d’affûter ses slogans.

    C’est cette méthodologie qui, en 10 ans, a révolutionné l’informatique en soutenant les innovations techniques. Ainsi les écrans tactiles se sont imposés au travers de produits tels que l’iPhone, dont l’interface et le design révolutionnaires sont le fruit d’études comportementales des utilisateurs. Mais, c’est également l’approche « User-Centered Design » qui a poussé les constructeurs automobiles à prendre conscience qu’un véhicule fait pour les femmes ne se limite pas à l’utilisation de couleurs pastelles. En témoigne l’excellente étude de style Volvo YCC (2004), une voiture conçue par les utilisatrices pour répondre aux véritables attentes des femmes et non aux préjugés masculins. Ici la valeur de performance est devenue le support, et non plus l’essence, d’un design clairement tourné vers le confort, la praticité, la sécurité et la fiabilité.

    Si cette méthodologie semble d’une redoutable efficacité, elle possède néanmoins une limite structurelle. L’utilisateur à travers le prisme du « User-Centered Design », n’existe pour les créatifs que lorsqu’il interagit directement avec la création ; ce « main-tenant » l’installant, ainsi, dans l’instantanéité. Trop focalisés sur l’éphémère moment de l’utilisation, les designers ont fini par en oublier la nature même du cycle des créations artistiques ou industrielles : production, utilisation et recyclage. Ce déséquilibre assumé ne reviendrait-il pas à privilégier le présent au détriment du passé et du futur ?

    C’est par l’étroitesse de son cadre que le « User-Centered Design » nous montre sa limite conceptuelle et éthique.

    Il revient donc aux designers de briser ce cadre et d’offrir à cette méthodologie un espace d’expression temporelle plus large. Le « Human-Centered Design » de David Kelley prendrait ici tout son sens, puisque considérer l’humain et non l’utilisateur, c’est considérer l’ensemble des facteurs humains en relation avec un projet. De l’ouvrier-utilisateur potentiel au citoyen inquiet de son environnement, le créatif devient, face à tous, responsable de sa création.

    Cependant une simple analyse sémantique de l’expression « Human- Centered Design » révèle rapidement des faiblesses intrinsèques de ce modèle.

    Si à l’origine de toutes créations il y a des mots, il est impératif ici d’en mesurer le poids. Le mot « centered », signifiant « centré », est probablement mal choisi, car bien qu’il place l’humain au cœur de la réflexion, il en exclut tout autre objet. Pourquoi ne pas lui préférer le mot « centric » signifiant « central » et replacer ainsi l’humain au sein d’un écosystème de contraintes ? Désormais rebaptisée « Human-Centric Design« , la focale se déplace alors : de l’humain occultant toute idée d’appartenance à un ensemble, à l’humain centre non exclusif d’attention, incluant ainsi une prise en compte de son environnement naturel, culturel, social et politique.

    Les outils de cette révolution dans la création industrielle existent déjà et sont à l’œuvre dans nombre d’entreprises. Des logiciels de PLM (Product Lifecycle Management) aux paramétrages extrêmement fins permettent d’anticiper et de visualiser l’ensemble des contraintes humaines et environnementales. Aujourd’hui cependant, ces informations arrivent souvent tardivement dans le processus de création.

    Le design du projet s’en voit alors soit dénaturé, car privé de son « caractère », soit imposé, au nom d’une mauvaise interprétation du célébrissime « Design First » de Steve Jobs, devenu la justification simpliste de créations inconséquentes.

    Plus largement, l’utilisation du « Human-Centric Design » et des méthodes d’analyses systématiques, empruntées au « User-Centered Design », offriront de toutes nouvelles contraintes et feront donc émerger de nouveaux types de produits qui, à leur tour contribueront à aider les industriels à se réinventer. Les designers devront remettre en questions leurs habitudes en termes de matériaux, de formes, de finitions et d’interactions. Quant aux industriels, ils devront repenser les moyens et les lieux de fabrication de leurs produits en fonction des objectifs des créatifs et du marketing.

    Ainsi, au drame des suicides à répétition chez les sous-traitants chinois des grandes multinationales, les designers répondront par une meilleure prise en compte des contraintes humaines et de fabrications, et cela dès le premier coup de crayon. Aux empoisonnements engendrés par l’utilisation de produits chimiques dangereux dans l’industrie textile en Inde et au Pakistan, les stylistes répondront par la prise en compte du lieu et des techniques de fabrication dès l’élaboration de leurs collections.

    Ce rééquilibrage du processus de création n’aura pas pour conséquence de renier les avancées majeures réalisées dans le domaine de l’expérience utilisateur. Les projets industriels ainsi conçus susciteront toujours le plaisir d’utilisation, mais seront également plus cohérents en termes de production et structurellement recyclables.

    Dans une époque d’hyper-communication mondialisée, où l’information se trouve à la portée d’un clic, le « Human-Centric Design » pourrait ainsi devenir un enjeu majeur pour les marques qui ne peuvent plus se permettre de voir leurs productions entachées de drames sociaux et d’accusations de pollutions. Il est dès lors de la responsabilité des designers de mettre en action cette méthodologie et d’insuffler une dimension éthique à leurs créations.

    Cet article a été publié une première fois sur le site www.usinenouvelle.com.


    2 commentaires

    1. waldezign dit:

      Un bien bel article avec de jolis graphes. Je saisis bien l’idée, mais j’ai un peu peur qu’ « éthique » accollé à « industrielle » ne s’achève par un oxymore du plus bel acabit.
      Bref, c’est ce que qu’on voudrait, ce n’est pas ce qu’on aura.

    2. glop dit:

      En effet. L’éthique est primordiale pour les entreprises industrielles, juste à condition qu’elle n’entame pas les marges.
      La prise en compte de caractères « éthiques » est soit contrainte par un besoin de répondre à des normes, soit bénéfique en termes d’image, sinon elle n’est pas.

      Curieusement cet article ne parle pas beaucoup de coûts, la question à se poser serait plutôt comment concilier le sens de l’éthique du designer et celui des affaires des managers de l’entreprise.

      Le designer n’a pas grand pouvoir sur le choix du lieu de production, mais il peut et doit en effet faciliter la vie du monteur. D’une manière générale, quand on parle de design orienté utilisateur, l’utilisateur n’est pas forcément celui qu’on imagine en premier, cela peut être celui qui assemble, celui qui installe…Et il ne faut pas se leurrer, faciliter la vie du monteur veut dire gagner en temps de production, donc réduire des coûts.

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