• Quelle est la forme d’internet ?

    Par Rémi Sussan

    Louise Drulhe (@louisedrulhe), jeune designeuse issue de l’ENSAD se trouve actuellement en résidence pour trois mois à la Paillasse pour y poursuivre ses recherches sur la “forme d’Internet”, qu’elle a interrogée sous la forme d’un Atlas critique de l’Internet. Elle nous a présenté ce projet dans le cadre des “Jeudis du design” qui se tiennent régulièrement dans ce biofablab.

    Il existe beaucoup de textes qui parlent des enjeux politiques liés au réseau, a-t-elle commencé, et d’autres, plus techniques, qui traitent de son architecture. Il est rare d’en trouver qui fassent le lien entre les deux à l’exception des travaux du géographe Boris Beaude, auteur de Internet, changer l’espace, changer la société qui établit une relation entre l’évolution des espaces et celles des sociétés. Beaude affirme notamment qu’Internet est un espace réel avec des échanges réels. Il s’agit donc d’un nouvel espace pour la société dotée d’un ensemble de caractéristiques et de propriétés.

    L’Atlas critique d’internet est donc, selon Louise Drulhe, la “spatialisation d’un objet complexe en vue d’en comprendre les enjeux politiques“. L’objectif de ce travail consiste à utiliser l’analyse spatiale comme clé de compréhension des aspects politiques et économiques de la Toile. Elle a pour cela élaboré 15 hypothèses de travail qu’elle a tenté de vérifier. Mais l’originalité est que chacune de ces hypothèses est exposée sous la forme d’images et de dessins. Louise Drulhe construit ainsi une série d’”essais visuels”.

    Lors de sa conférence, elle n’a présenté que quatre de ces quinze hypothèses. La première affirme qu’”internet est un point”, la seconde que “la distance n’est pas pertinente”, la troisième que le net est la “projection locale d’un objet mondial”, et enfin, qu’internet possède “un relief dirigé”. Les autres hypothèses sont bien sûr présentées sur son site web.

    4 hypothèses sur le réseau

    Que veut-elle dire par l’étonnante affirmation qu’internet est un point ?

    L’idée provient d’un texte de Beaude, qui a inventé un néologisme, la “synchorisation”. Un “espace de synchorisation”, selon lui, est un espace partagé, commun. C’est le cas par exemple des places publiques, des hôpitaux, des bibliothèques… Or, internet est le premier espace en commun partagé par la terre entière ; c’est un lieu unique. Dans la discipline géographique, le mot “lieu” désigne précisément un espace où la distance entre les points n’est pas pertinente : par exemple une place publique. Représenter internet comme un “point” au centre du globe terrestre matérialise très bien visuellement cette caractéristique d’être à la fois un lieu unique et mondial.

    La deuxième hypothèse nous donne une autre caractéristique importante d’internet. En véritable “lieu”, la distance entre ses différents points ne compte pas. Aucun site web n’est plus éloigné d’un autre… Du moins en théorie, car les choses sont plus compliquées que cela. Dans cette seconde hypothèse, la designeuse représente la Toile sous la forme d’un double cône, chacune des deux parties se rencontrant en un point central. Le premier cône (descendant) découle de la première hypothèse, il montre un espace terrestre convergeant en un seul point. Mais le second nous montre l’opération inverse ; à partir du point central, les divers points divergent et le cône s’élargit. Quel est le nom de ce point central ? Google, tout simplement. Le moteur de recherche réagence l’ordre du Net. Les premiers résultats de recherche sont plus près de l’utilisateur que ceux qui sont à la dixième page : Google contrôle l’espace d’internet.

    La troisième hypothèse nous rappelle qu’il n’y a pas un, mais des internets, ou plus exactement plusieurs projections parcellaires de ce gigantesque objet. Louise Drulhe compare cette situation avec le mythe de la caverne de Platon. Nous ne voyons pas le réseau, seulement ses ombres. Certains sites comme Pirate Bay sont inaccessibles depuis la France. Quant à l’internet chinois, tout le monde connaît ses limitations. Il existe autant d’internets que de législations : on utilise donc une projection d’internet variant en fonction de la localité.

    La quatrième hypothèse, celle du “relief dirigé” est peut être la plus significative de la situation actuelle du réseau. Au début, son usage était décentralisé. Il existait une multitude d’acteurs, de serveurs. Au départ, la surface était donc plane. Aujourd’hui, suite à la très forte concentration de pratiques, certains acteurs ont creusé la surface du web et ont entraîné sur leur “pente” un certain nombre d’activités qui auparavant se trouvaient sur la surface. Par exemple, le mail est en train de “glisser” sur la pente creusée par Google avec le quasi-monopole de Gmail. Un jour le Web entier tiendra-t-il sur la pente d’un acteur dominant ?

    Après avoir présentée ses 4 premières hypothèses, Louise Drulhe nous a entretenus de la forme de son atlas. Celui-ci est un espace insaisissable : il s’agit d’un code informatique qui possède une infinité d’affichages différents. Il peut prendre l’aspect “online” d’une page web, mais aussi une infinité d’affichages papier (dont un très grand poster de trois mètres cinquante de long !). Un même programme crée toutes les mises en pages possibles. Les livres papier sont générés automatiquement à partir du site web. Des images sont récupérées en temps réel sur Reddit.

    La blockchain, libertaire ou libertarienne ?

    La designeuse nous a parlé ensuite de son autre création, un “article vidéo” consacré à la blockchain, dont l’aspect totalement décentralisé incarne aujourd’hui bien mieux l’utopie du contrôle distribué que le vieux web, devenu complètement hiérarchique et centralisé. Mais il faudra s’assurer que la blockchain ne va pas à son tour dériver vers une nouvelle forme d’architecture du contrôle, passer de l’esprit libertaire au libertarianisme. C’est une chose qu’on commence à voir avec l’apparition des blockchains privées, c’est-à-dire où les droits d’écriture sont donnés par une autorité centrale. Cela tend à renforcer un maintien classique du pouvoir. Une telle technologie intéresse les investisseurs et les banques et pourrait leur permettre d’économiser plusieurs milliards par an en simplifiant leurs échanges entre eux.

    La blockchain pose aussi des questions sur une association possible avec l’internet des objets. Celle-ci permettrait en effet une interaction directe entre les objets sans aucun contrôle humain, et pourrait toucher des domaines comme les transports ou la santé. Quelle application du droit pourra-t-on établir dans un tel monde sans aucune supervision humaine ? “Le code peut il vraiment remplacer la loi ?“, se demande la voix off qui accompagne l’article vidéo.

    Blockchain, une architecture du contrôle from Louise Drulhe on Vimeo.

    De la recherche considérée comme un des beaux-arts

    Louise Drulhe a conclu son intervention en nous parlant de sa future résidence de trois mois au sein de la Paillasse. Elle compte y faire une espèce de “labo à ciel ouvert”, faire se rencontrer le processus de recherche et l’espace d’exposition, autour de la question : “peut-on mesurer internet“ ? Qu’est-ce que mesurer un réseau ? Le fait-on par les data, par ses contours… ?

    Sa recherche sera visible en continu sur un écran à l’entrée de la Paillasse, créant ainsi un espace de performance numérique où la recherche n’est pas montrée du point de vue du résultat, mais devient elle même une matière artistique.

    Les premières années du web nous avaient habitués au terme de “cyberespace”. Avec l’avènement des réseaux sociaux, et la vision du web 2.0 comme une conversation globale, cette métaphore spatiale était tombée en désuétude. Mais si justement il ne s’agit pas d’une métaphore, si le web est bel et bien un lieu réel, alors la géographie virtuelle a encore de belles questions à nous poser.

    Cet article a été publié une première fois sur le site Internetactu

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    http://lapaillasse.org/

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