• Alphabétisons les masses: design pour tous!

    Une lecture de l’article « Evolution of the Mind: A Case for Design Literacy » de Chris Pacione.

    Par Alexandre Cocco

    Dans un article paru il y a quelques semaines sur le site Interaction.com, et intitulé « Evolution of the Mind: A Case for Design Literacy », Chris Pacione défend l’idée que le design, tout comme les mathématiques, devrait être enseigné à l’école, comme une méthode permettant d’imaginer des solutions à des problèmes donnés.

    Un détour par l’histoire des mathématiques

    Pour ce faire, l’auteur évoque tout d’abord l’histoire des mathématiques, en convoquant notamment Fibonacci[1], ce mathématicien du XIIIe siècle qui a été l’un des artisans de la généralisation du système décimal que nous connaissons actuellement, en remplacement des chiffres romains. Et son génie n’est pas tant, nous apprend Chris Pacione, d’avoir utilisé ce système déjà connu et exploité par certains, mais de l’avoir vulgarisé et d’en avoir donné les clés pour une utilisation quotidienne[2].

    « Fibonacci did not invent modern arithmetic, nor was he the first to write about it. Hindu-Arabic numerals were already known to some European intellectuals through the writings of al-Khwārizmī, a ninth-century Arab mathematician[3]. Fibonacci’s genius lies in his ability to teach and explain this new system in a way that professional and scientific men of his day could understand and apply to their daily lives. »

    Ce préambule est pour l’auteur un détour essentiel devant nous amener à comprendre que, dans le changement d’époque que nous vivons actuellement, le design est amené à jouer un rôle nouveau, qui pourrait dépasser ceux auxquels on le cantonne habituellement.

    Le design: une approche nécessaire dans une société nouvelle

    Car cette nouvelle époque, qu’on la nomme le « conceptual age » (Daniel Pink, auteur de A Whole New Mind), le « creative age » (Roger Martin, doyen de la Rotman School of Business et auteur de The Design of Business), ou l’ »innovation culture » (A.G. Lafley, CEO of P&G et auteur de The Game Changer), est avant tout caractérisée par une société de l’information et de l’abondance. C’est celle d’une humanité et d’une économie mondialisées, connectées, automatisées, complexes.

    Et dans ce paysage recomposé, le design aura, prophétise Chris Pacione, un rôle essentiel à jouer. Et de citer, pour appuyer son propos, trois extraits:

    “The wealth of nations and the well-being of individuals now depend on having artists in the room. In a world enriched by abundance but disrupted by automation and outsourcing of white-collar work, everyone, regardless of profession, must cultivate an artistic sensibility…. Today we must all be designers.”[4]. “When it comes to innovation, business has much to learn from the world of design. I’ve said before that business people don’t need to understand designers better; they need to be designers-to think and work like designers and to embed design-shop characteristics in their organizations”[5]. “Good design is a catalyst for creating total experiences that transcend functional benefits alone and delight consumers. It is a catalyst for moving a business from being technology-centered or product-myopic to one that is more consumer-experience-centered”[6].

    Ce que nous montrent ces citations, c’est que l’un des enjeux de l’éducation du XXIe siècle sera la « capacité d’innovation » dans une société complexe: la créativité, la pensée critique, la résolution de problèmes, la communication et la collaboration seront essentielles.

    “Learning and innovation skills are what separate students who are prepared for increasingly complex life and work environments in the 21st century and those who are not. They include: creativity and innovation, critical thinking, problem solving, communication and collaboration”[7].

    « Le design est trop important pour être laissée aux designers »

    Certains pensent même, comme Tim Brown, PDG de IDEO, que « le design est trop important pour être laissée aux designers »[8]. Que l’on soit d’accord ou non avec cette assertion, elle souligne en tout cas le fait que de plus en plus de personnes pensent que le processus de conception ou les méthodes du design n’ont pas seulement à voir avec le design en tant que tel, mais aussi avec tous ceux dont le métier est de créer ou de diriger…

    “The process of design is not just for designers, but for anyone whose business it is to create or lead something… anyone whose job it is to imagine something that does not yet exist and then plot the path from imagination to existence.” (Harold Nelson and Erik Stolterman, auteurs de The Design Way).

    Dès lors, et c’est là la thèse de Chris Pacione, tout comme l’on nous enseigne l’écriture ou les mathématiques à l’école, tout le monde devrait apprendre le design. Cette discipline, avec ses outils, permettrait ainsi d’apporter des solutions innovantes – pas seulement formelles – dans de multiples cas.

    Chris Pacione évoque ainsi, à titre d’exemple, une histoire racontée dans le dernier livre de Tim Brown (Change by design). Celle-ci raconte la démarche qu’on eue des infirmières du Kaiser Permanente qui, à l’aide d’outils tels que la conception centrée sur l’utilisateur, l’enquête contextuelle, le prototypage, les tests d’utilisation… – soit autant de méthodes qui appartiennent (ou devraient appartenir) au bagage du designer – ont réussi à améliorer l’expérience du patient.

    La solution des infirmières, qui impliquait un nouveau protocole et un nouveau logiciel, plus simple, a finalement conduit à une augmentation de l’efficacité du service de l’ordre de 50%, mais aussi à une meilleure confiance des patients et à une satisfaction accrue des salariés.

    Selon Chris Pacione, cette généralisation des méthodes du design, loin de voler le pain de la bouche des designers, peut au contraire contribuer à améliorer la compréhension et la diffusion de leur discipline.

    Voilà pourquoi il en appelle à une forme d’alphabétisation du design: un enseignement des bases méthodologiques, qui permettrait à chacun de trouver des solutions à des problèmes quotidiens, mais aussi de mieux comprendre le but et la finalité de la discipline.

    Ces compétences concerneraient par exemple l’analyse des besoins, l’évaluation, la capacité à avoir des idées, à concevoir des scénarios, à les schématiser sous forme de croquis ou schémas, à tester des prototypes, mais aussi à élaborer un modèle de réflexion empirique, caractéristique du design, qui possède la particularité de s’échelonner tout au long de l’étude: chaque phase du projet peut nous apprendre quelque chose et remettre en cause ce qui est déjà établi.

    Le design: une méthodologie particulière

    Pour l’auteur, le design se définit en effet avant tout par une praxis particulière, consistant en des allers-retours constants entre théorie et pratique, entre observation et mise en pratique.

    Il propose d’ailleurs un modèle (figure 1) qui pourrait servir, selon lui, de guide quant aux compétences à développer en premier lieu. Même si dans ce schéma, il en convient volontiers, de nombreux outils n’ont pas été inventés par le design (et appartiennent au bagage commun de l’ingénierie, de l’anthropologie, de l’ethnographie…), le design les mets en résonnance d’une manière particulière, ayant pour objectif la résolution de problèmes, en passant par la création de formes, d’usages ou de dispositifs spécifiques.

    Sans faire du « Design thinking » une religion des temps modernes, sans imaginer non plus que l’approche soit totalement nouvelle (puisqu’elle dépend de bon nombre de travaux datant des années 1960: Alexander, Jones, Simon), Chris Pacione sent pourtant que la conjoncture actuelle, social, économique, est propice à la généralisation des méthodes du design, tout comme celle du XIIIe siècle était propice au développement des mathématiques et aux théories de Fibonacci.

    Cette vision est d’ailleurs renforcée par bon nombre d’études ayant illustré l’action positive du design sur la valeur ajoutée, comme celles menées par le British Concil entre 1994 et 2004, qui ont montré que les entreprises ayant investi dans le design et l’ayant intégré dans leur stratégie d’entreprise – voire même de management – ont vu leur chiffre d’affaire croitre plus rapidement que celui de leurs homologues[9].

    En conclusion, l’auteur défend la thèse selon laquelle le design est inextricablement lié à l’innovation, et que dans sa démarche – empirique et centrée sur l’humain – se situe de nombreux facteurs permettant « d’améliorer les choses ».

    Malgré tout, l’alphabétisation qu’il propose est, il en convient, plus facile à décrire qu’à mettre en pratique, car elle nécessite une remise à plat de certains préconçus. Le premier d’entre eux, peut-être le plus important, consiste à aider le grand public à envisager le design dans d’autres dimensions que celle concernant l’aspect strictement esthétique et formelle…

    Même si l’on peut se demander si cette agitation autour du « design thinking » n’est pas un effet de mode, et s’il est bien raisonnable d’imaginer que tout le monde puisse, à sa mesure, devenir « designer », l’approche de Chris Pacione intéresse et interroge.

    Elle invite, c’est là l’une de ses qualités, à mettre à plat ce qui constitue un certain nombre de fondements méthodologiques de la discipline, laissant volontairement de coté tout ce qui relève du « génie créatif » ou du travail purement formel (dans le même sens Philippe Boudon différenciait, il y a quelques années, ce qui relève de la « conception » – et qui peut être décrit et rationnalisé – de ce qui relève de la « création »[10]).

    Et il n’est pas certain que ces méthodes – qu’elles concernent la conception centrée sur l’utilisateur, l’analyse des besoins, les tests d’utilisation, l’évaluation, le dialogue discursif entre observation et action, la capacité à avoir des idées et à les représenter visuellement, à élaborer des scénarios, à tester des prototypes… – soient totalement objectivées et intégrées par les designers, ni même qu’elles soient enseignées en tant que telles dans les écoles de design.

    —–

    Notes:
    [1] Fibonacci est également connu pour avoir découvert une suite de nombre, qui porte son nom, et au sein de laquelle chaque nouvelle donnée est égale à la somme des deux qui la précèdent (0, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21…). Celle-ci se retrouve dans de nombreux cas dans la nature, des séquences d’AD N au dessin formé par les pommes de pin.
    [2] Dans son ouvrage intitulé Liber Abaci, Fibonacci faisait acte de pédagogie et montrait comment employer le système pour ajouter, soustraire, multiplier ou diviser, et l’utiliser pour résoudre des problèmes quotidiens, qu’ils concernent la comptabilité ou la mesure scientifique.
    [3] Interesting to note, alKhwarizmi is where the word and idea of algorithm comes from. http://en.wikipedia.org/
    [4] Pink, D. A Whole New Mind: Why Right-Brainers Will Rule the Future. New York: Penguin Group, 2006.
    [5] Martin, R. “The Creative Age.” Rotman Magazine Spring/Summer 2006.
    [6] Lafley, A.G. The Game Changer. New York: Crown Business. 2008
    [7] The Partnership for 21st Century Skills. “Skills Framework.” http://www.21stcenturyskills.org/
    [8] “Design is too important to be left to designers”. TED. “Tim Brown Urges Designers to Think Big.” Video. September 2009. http://www.ted.com/
    [9] Design Council (UK). Design Index “The Impact of Design on Stock Market Performance.” 2004. http://www.designcouncil.org.uk/
    [10] Boudon Philippe, Conception, Editions de la Villette, Paris, 2004.


    6 commentaires

    1. Canfori Mauro dit:

      Je suis totalement d’accord avec la conclusion de Chris Pacione, et ça me fait penser à la définition du design de Herbert A. Simon (prix Nobel d’économie 1978):  » le design (la conception) est une activité intellectuelle qui consiste à changer des situations existantes pour les transformer en situations préférables »; donc le design pour « améliorer les choses »! Tout simplement et rien de plus!
      Merci et à +

    2. La Revue du Design dit:

      Bonjour Mauro,
      et merci de nous rappeler cette belle citation de Herbert Simon, qui possède le double avantage de montrer que le design devrait toujours prendre pour base une analyse de l’existant, mais aussi qu’il se doit d’intervenir avec humilité (c’est qui est, me semble-t-il, sous-entendu dans le terme « préférable »)…

    3. maupado dit:

      Humble, « préférable »? Ambitieux à la limite du prétentieux, je dirais. Mais pourquoi pas, la rhétorique est plaisante. En tout cas, dans la réalité, nombreux se satisfont de « alternatif », qu’on pourra diversement interpréter, notamment en « c’est pas mieux, mais c’est pas pire ».

    4. La Revue du Design dit:

      Si l’alternatif n’est pas mieux que l’existant, il est en effet préférable qu’il ne soit pas pire… ;)
      (petite précision: à mes yeux, le « préférable » est une sorte d’objectif à atteindre, et pas réellement un critère qui s’appliquerait a postériori à tout objet créé dans le cadre d’une démarche de design, ce qui serait évidemment assez peu humble).

    5. Jesse dit:

      Cet article me fait froid dans le dos. Non seulement vous rapportez des propos horribles: « Le design est trop important pour être laissé aux designers », mais en plus vous concluez en sous-entendant que les designers sortis d’écoles n’ont même pas appris à faire de la « conception ». Vous voulez notre mort, ou quoi? J’espère bien qu’aucun industriel ne vous lit… ;)

      Blague à part, cet article est vraiment intéressant!
      Il y a un grand débat à faire autour:
      – Tout d’abord, pourquoi faudrait-il (aujourd’hui plus qu’hier) donner aux enfants des outils pour trouver des solutions?
      – En quoi les méthodes de l’ingénieur (au statut si important dans notre vieille France) ne sont-elles pas suffisantes? (héhé, peut-être qu’on découvrira alors que l’ingénierie est trop importante pour être laissée à des ingénieurs)
      – Quels sont les outils de conceptions du designer? Pourquoi l’aller-retour entre théorie et pratique est-il si important?
      -Comment le designer fait-il évoluer en permanence ses outils de conception?

    6. waldezign dit:

      « Le design est trop important pour être laissé aux designers ». Même si je comprend le sens volontairement provocateur de cette sentence inspirée de la célèbre déclaration de Clémenceau, je dirais à l’inverse: le designer n’est-il pas le plus raisonnable dans l’entreprise? (par sa vision globale)

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