• Design pulp: la provocation

    Par Clément Gault.

    La nostalgie comme ressort du design pulp se résumait à réinterpréter des éléments culturels des décennies passées, à l’image de la brique Lego dont les qualités fonctionnelles et esthétiques sont déclinées en de multiples objets. De son côté, la ringardise comme ressort jouait sur la mise en scène d’un décalage axée sur le style et le goût, comme le fait de tourner en dérision le port de la moustache. En somme, il s’agissait d’une provocation légère qui ne marquait pas réellement d’engagement particulier. C’est pour cette raison que j’insistais avant tout sur le côté ringard de la chose, prévalant selon moi largement sur le côté revendicatif et provocateur.

    Néanmoins, la provocation peut à elle seule être un ressort de design pulp, surtout lorsque celle-ci lorgne sur des sujets bien moins inoffensifs. Le changement est alors de deux ordres.

    D’une part, là où la ringardise cherche l’adhésion par l’humour, la provocation recherche l’adhésion par des valeurs communes et moralement acceptées par tous. Ce peut être par exemple le rejet du racisme ou le rejet de la violence.

    D’autre part, la provocation peut tout aussi bien rechercher l’effet inverse en abordant des sujets ouvertement conflictuels. En corolaire, la spécificité de la provocation dans le design pulp se fait avant tout sur les thèmes abordés: que cela traite de religion, de politique, de violence ou de sexe, il y a toujours moyen d’être unanimement d’accord ou de polémiquer. En outre, la provocation comme ressort fonctionne comme la ringardise dans la mesure où il s’agit parfois de la mise en scène détournée d’un symbole suffisamment évocateur. Néanmoins, le symbole peut également se suffire à lui-même, se passant ainsi d’une quelconque mise en scène. Voyons quelques exemples avec la religion et la croix latine.

    Dans l’absolu, provoquer est assez simple. Le plus compliqué est sans doute de le faire dans le respect d’autrui et de ses convictions, ou du moins dans l’illusion de cette perspective. Il y a une dizaine d’années, l’écrivain Michel Houelbecq avait défrayé la chronique par ces propos: “La religion la plus con, c’est quand même l’islam”. Des associations avaient porté plainte mais ont toutes été déboutées. Le juge avait estimé que les propos relevait de la critique d’une religion et non de ses fidèles.

    De même, lorsqu’il s’agit de provocation religieuse, le design pulp n’attaque pas le croyant mais les symboles qui s’y rapportent. Ainsi, tout l’enjeu dans le design pulp est de les utiliser à escient. Le design, de par sa finalité, simplifie en réalité grandement les choses: les mots peuvent directement viser une personne, cela me semble plus compliqué au travers d’un objet.

    Pour autant, reprendre la croix latine n’est pas synonyme de design pulp. La frontière entre une pratique avancée du design (telle que peut l’être par exemple le design critique) et le design pulp est néanmoins ténue.

    En 2005, Scott Williams présentait iBelieve, un capuchon/collier pour l’iPod Shuffle de première génération le transformant en crucifix. L’objet prête évidement à sourire mais ne peut être résumé à ce clin d’œil si l’on prend en compte l’attachement et la dévotion dont font preuve certains clients envers la marque à la pomme. Une dévotion quasi religieuse qui a été appuyée récemment par une étude en neuroscience. L’intérêt de ce projet est que la mise en scène du symbole n’est ni gratuite, ni focalisée sur le christianisme. La croix et tout le symbolisme afférant sont mis à profit pour mettre en évidence un message qui n’est pas de l’ordre du christianisme même, mais de l’attachement particulier qu’ont certaines personnes vis-à-vis d’une entreprise et qui s’apparente à une religion.

    Au contraire, les projets de design pulp apparaissent soit gratuits, soit maladroits. À chaque fois le message est facilement réfutable voire carrément absent. En clair, l’objet ne se suffit pas à lui-même: une fois sorti de son contexte de design, c’est à dire en dehors de la reconnaissance médiatique ou à l’inverse en usage, l’objet est vidé de son sens et de son intérêt.

    Par exemple, iBelieve a semble-t-il fait des émules puisque le projet de lecteur MP3 Saint B reprend lui aussi la croix latine. Pour quelle raison? On ne sait pas. Il existe une myriade de cas similaires. Il suffit pour s’en convaincre d’énumérer les projets reprenant gratuitement la croix comme forme. On la retrouve ainsi déclinée en banc, en table, en bloque porte, en brosse, en lampe, etc.

    À chaque fois, je n’ai trouvé ni justification ni sens satisfaisant à cet emprunt formel. L’utilisation symbolique de la croix latine semble le plus souvent se suffire à elle-même. Typiquement, j’avais lu sur le blog Trendsnow concernant un banc en forme de croix que “toute la force et l’originalité de ce concept réside dans sa forme en croix et dans sa signification”. Le fait d’être symbolique suffit comme intérêt. Ici comme ailleurs, les raisons de l’emprunt ne sont que rarement développées.

    Bien sûr, parfois un designer tente d’y attribuer un message. On comprend bien le parallèle que recherche Per Emanuelsson et Bastian Bischoff avec leur chaise longue Celebrating the cross. Lorsqu’on se pose sur celle-ci, on reprend la position du Christ lors de la crucifixion. D’accord, mais pourquoi en faire une chaise longue? Les designers n’abordent pas les raisons du projet sur leur site. Une des rares justifications que j’ai trouvées est sur Dezeen: ils parlent d’envisager la croix selon une fonction pratique et non plus selon l’aspect sémiotique. On est en réalité dans le même raisonnement que précédemment. En forme de banc ou de sofa, la croix est aussi considérée selon une fonction pratique.

    La politique est aussi un terrain propice à la provocation. Je n’évoquerais pas le cas du design graphique que est un sujet à part entière. Comme pour la religion, on reprend et on adapte un symbole à un objet du quotidien. Pour autant, la croix peut le plus souvent se suffire à elle-même étant donné sa force d’évocation. Reprendre un symbole éminemment politique ne peut se faire sans un minimum de mise en scène.

    Je pense en particulier à un designer Russe qui avait proposé une salière et une poivrière dont les formes évoquaient les tenues des membres du Ku Klux Klan. Ce projet est semble-t-il resté à l’état de 3D. Il est à noter que c’est surtout la composition des images qui rend l’objet intéressant selon les critères de la provocation. Devant une aubergine, la salière et la poivrière sont en effet particulièrement parlant. En dehors des images, la salière et la poivrière n’ont pas nécessairement l’impact escompté. Sans compter l’intérêt et les motivations qu’il y aurait à commémorer les agissements du Ku Klux Klan. Néanmoins, ce designera fait beaucoup parler de lui à travers ce projet, notamment dans les blogs spécialisés avec le plus souvent des commentaires exprimant davantage le rejet que l’approbation. Enfin, si vous vous posez la question, oui, il existe des objets en forme de croix gammée, bien sûr agrémentés d’une vague justification.

    Je pourrais continuer ainsi sur d’autres thèmes. La violence des armes est également un bon filon exploité par certains designers. Le sexe et le machisme le sont tout autant, davantage dans le design graphique d’ailleurs. Mais pour ce dernier thème je manque de références.

    Ce qui fait la particularité de la provocation dans le design pulp est que le message apparaît bien léger. L’objet de design est-il réellement un bon support? La plupart du temps, la provocation me semble facile. Son dessein semble d’attirer l’attention plutôt que de véhiculer une idée avec sincérité ou avec force. J’avais évoqué le design de l’attention pour qualifier l’éolienne de Starck, dans la mesure où la stature du personnage assure avant tout la visibilité du projet. La provocation dans le design pulp est clairement du même ordre.

    En définitif, une question intéressante à se poser serait de savoir si le design est légitime dans cet exercice. J’avoue que le jeu de la provocation me laisse perplexe. D’un côté je pense que les designers ont d’autres compétences à développer et à faire valoir que cette capacité qu’ont certains d’entre eux à enfoncer des portes ouvertes. Interroger et provoquer n’est-il pas le rôle des artistes, des intellectuels, des journalistes? Certes oui. Mais d’un autre côté, à l’image de la sélection de Benjamin Loyauté lors de la dernière biennale de Saint-Étienne, certaines propositions m’apparaissent tout aussi dérangeantes que pertinentes. Malheureusement, elles sont bien trop nombreuses ou manquent clairement de répercutions.

    Cet article est également paru sur le blog de Clément Gault:
    designetrecherche.org.


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