• Design en entreprises: les pratiques de gestion du design

    A l’occasion de la sortie (demain) de l’ouvrage Design en entreprises: les pratiques de gestion du design, nous rencontrons aujourd’hui ses deux auteurs, Nicolas Minvielle et Cecile Cam. Ils nous en disent plus sur cette étude qu’ils ont menée sur près d’un an auprès d’une quarantaine de sociétés françaises et internationales, et qui interroge la place et le rôle du design dans l’entreprise.

    (A noter que Le Lieu du design organise demain, de 18h30 à 20h30, une rencontre avec les auteurs. Plus d’informations sur le site www.lelieududesign.com).

    Pour qui et pourquoi avez-vous rédigé cet ouvrage?
    Nous avons globalement constaté qu’il était assez rare que les ouvrages ou articles consacrés au design traitent du design intégré. On y évoque souvent les « stars » de la discipline, les cartes blanches du VIA, le design d’édition… On y parle également assez souvent du travail des agences externes. Mais par contre, on ne trouve que peu d’échos sur la manière dont le design est intégré, considéré ou encore utilisé au sein des entreprises. Nous avions également eu quelques échos sur l’assez mauvaise santé, suite à la crise, de quelques agences de design externe, ce qui nous a amené à nous demander si l’avenir des designers n’était pas beaucoup plus en intégré qu’en externe, ce dont on parle finalement assez peu.

    Comment avez-vous mené votre enquête?
    Nous avons mené notre étude sur près d’un an. Nous avons contacté 60 entreprises françaises et internationales, dans divers secteurs d’activités car notre idée était de pouvoir bénéficier d’un panorama le plus large possible. Nous avons eu 40 réponses positives, et nous nous sommes à chaque fois entretenus avec les design managers de ces sociétés, souvent par téléphone ou en face à face lorsque nous en avions l’occasion. Les entretiens étaient longs et approfondis (ils duraient en moyenne 1h30), et ont souvent été renouvelés, ce qui nous a permis de recueillir précisément le vécu de ces design managers, leur ressenti. Nous avons le sentiment qu’ils étaient heureux de pouvoir nous le livrer, car ce sont des personnes qui n’ont pas souvent l’occasion d’expliquer leur travail et leur manière d’envisager le rôle du design. Ensuite, dans la mesure où il s’agit souvent d’entreprises importantes, il nous a fallu opérer d’assez nombreux aller-retour et construire de la confiance: montrer ce que nous allions écrire, et à quel endroit nous allions insérer ces témoignages dans notre ouvrage.

    En quelques mots, du point de vue des entreprises que vous avez rencontrées, le design, ça sert à quoi?
    Le rôle du design dépend principalement des secteurs industriels. En B2B, il agit plutôt sur les processus de développement: les couts, la qualité, les délais… En B2C par contre, on attend plutôt de lui des impacts directs sur la croissance, l’évolution du chiffre d’affaires, etc. Cette segmentation remet donc en cause cette idée du designer « polyvalent »: selon les types d’entreprises et les secteurs d’activité où il intervient, il sera affecté à des rôles très précis. Ceci ne traduit pas un manque d’expertise des designers, mais souligne plutôt le fait que leur activité dans l’entreprise est de facto dépendante de leur secteur industriel.
    Il y a cependant un point important à remarquer, c’est que dans chacune des entreprises que nous avons contactés, il y avait un design manager, et qu’il s’agissait toujours de postes de haut niveau. Cela remet aussi en question cette vision négative que l’on entend parfois, d’un design qui ne serait pas assez reconnu et intégré en France.
    Cependant, dans la mesure où il est souvent au croisement de plusieurs services (technique, marketing, R&D…), le designer doit encore aujourd’hui fréquemment construire sa légitimité vis-à-vis d’eux avant d’entrer dans sa pratique en tant que telle, qui concernera la création, la différenciation, les usages…

    Quelles sont les pratiques qui vont ont les plus surprises?
    Il y a eu plusieurs petites choses qui nous ont étonnées.
    La première concerne le rôle de la maquette et du prototype. Dans notre esprit, il s’agissait d’un outil de projet qui intervenait de manière logique après les croquis, les 3D… Mais nous avons constaté qu’il était également très fréquemment utilisé, très tôt dans le projet, pour convaincre la hiérarchie et valider son avancement. Ils servent donc aussi, et parfois principalement, à pousser le projet dans la hiérarchie, et constituent ainsi des éléments de communication et de « vente » interne.
    Un autre point qui nous a étonné: la perception de ce que peuvent éventuellement apporter les « stars » du design dans les entreprises de B2B. Nous avons constaté une véritable forme de rejet, car celles-ci sont parfois perçues comme des créateurs assez éloignés des contraintes industrielles, qui vont appliquer leur « griffe » sans réellement chercher à connaitre le marché et les clients de l’entreprise.
    La dernière chose qui nous a interpellée, c’est le questionnement que chaque société porte sur ce qui constitue son « ADN », et cela en B2B comme en B2C. Celui-ci va concerner la forme, les couleurs… tout ce qui va constituer l’ »identité » de la société. Pour formaliser cet ADN, on va questionner les différents services, les différents niveaux de hiérarchie, et on va créer un document qui rassemble des mots, des images, des couleurs. Celui-ci pourra évidemment être approprié par les différents services, mais il doit servir de référence. L’objectif est que la marque soit reconnue par le client mais aussi en interne, qu’elle ait une identité forte, car cela permet aussi de fédérer les différents services (marketing, design, ingénierie). De ce point de vue, le rôle du designer comme « intégrateur » à la croisée de toutes les fonctions est frappant, et se traduit dans cette fonction de « garant des marques » notamment face aux fonctions marketing.

    Même si vous soulignez, en conclusion, que les pratiques du design sont extrêmement diversifiées, n’y aurait-il pas tout de même quelques bonnes pratiques à généraliser?
    Effectivement, nous pourrions évoquer trois points principaux.
    Le premier, c’est la place du design dans l’organigramme. Au sein des entreprises que nous avons rencontrées, il est souvent intégré au sein du département R&D dans les structures d’ingénierie de B2B, alors que dans les sociétés de B2C il est plutôt placé sous l’autorité du marketing. Selon la culture de l’entreprise, il sera placé plus ou moins haut au sein de ces différents services. On pourrait peut-être regretter qu’il ne soit pas plus souvent en lien direct avec la direction, mais le rôle du designer, c’est aussi de tisser des réseaux et de mettre tout le monde autour de la table: il doit être capable de créer au sein de l’entreprise des liens qui sortent des circuits classiques et permettent de pousser les projets. Partant de là, le travail sur la reconnaissance hiérarchique est important, mais n’aura aucune valeur sir les designers ne sont pas en mesure de développer une reconnaissance interne, des réseaux informels et une forte légitimité. Pour conclure ce premier point, le design doit donc être reconnu du point de vue de l’organigramme, mais il est nécessaire pour que cela marche d’avoir un design manager capable de porter les valeurs de la fonction.
    Le second point, c’est la matérialisation de l’ADN de la marque, que nous avons déjà évoquée rapidement. Le designer peut aider à la formaliser et à la catalyser. Il sait mettre des mots sur des concepts, verbaliser des idées ou des envies à partir d’images ou de photos, ce que les ingénieurs où les marketers ont parfois plus de mal à faire.
    Le dernier point concerne la veille. Il est essentiel, au sein d’une entreprise, de permettre aux designers d’aller sourcer intelligemment, de les inciter à s’ouvrir à autre chose (des observations in vivo chez le client par exemple) pour permettre l’innovation. Ce rôle doit lui être attribué car il dispose d’outils que le marketing ne sait pas réellement utiliser.

    Comment voyez-vous évoluer le rôle du design et des designers dans les entreprises dans les années qui viennent?
    Au sein des grandes entreprises que nous avons rencontrées, les mouvements ne vont probablement pas être radicaux. Nous avons cependant le sentiment que ces structures ont de plus en conscience du rôle du design. Par exemple, nous avons rencontré le directeur marketing monde d’une société qui réalise 2 milliard d’euros de chiffre d’affaires, et qui nous confiait que selon lui, « le design c’est le moteur de la machine ».
    On ne choisit en effet pas une entreprise pour son service comptabilité, pour sa capacité à mener de la R&D, mais bel et bien pour les produits ou les services qu’elle nous propose en tant que consommateur. De plus, on choisit souvent très vite: le design peut donc apporter de l’identité, de la différenciation, et de la qualité perçue.
    Ce type d’observation nous amène, encore une fois, à vouloir casser cette idée parfois répandue du « design qui n’est malheureusement pas assez reconnu ». Et il y a d’ailleurs un indicateur très simple et très évident: depuis quelques années maintenant, toutes les écoles de commerce commencent à donner des cours de design, et les rapprochements en cours entre ces écoles et celles de design sont représentatives de cette forte reconnaissance de la pratique.

    Les constats que vous dressez pourraient-ils ou devraient-ils, selon vous, amener à réfléchir différemment la formation (initiale ou continue) des designers?
    Selon nous, les designers ne sont pas assez formés à la réalité de l’entreprise. En école de design, il n’y a actuellement quasiment jamais cours de RH, quasiment jamais de cours d’introduction à la finance qui permettraient par exemple de dire quelle est la valeur du design, la profitabilité d’un projet etc.
    Par ailleurs, les designers gagneraient également à être mieux formés à la gestion de projets au sens large, et pas uniquement sur l’aspect créatif. Ils sont par exemple très peu formés en marketing, alors qu’ils vont souvent être intégrés dans ce type de services. Nous avons d’ailleurs rencontré plusieurs design managers qui souhaitent se former sur ces différents sujets, probablement pour davantage légitimer leur position au sein de l’entreprise, mais aussi pour maîtriser davantage les différents aspects du projet. Ceci se traduit par des design managers reprenant leurs études, faisant des MBA ou des mastères en gestion de projet ou innovation. Faire ce choix lorsque l’on est à ce niveau de décision dans l’entreprise nous semble représentatif de la nécessité d’élargir la formation des designers.
    Dernier point: il faut que les designers prennent l’habitude d’expliquer leurs projets et de discuter avec différents types d’interlocuteurs. Les mots ou les arguments du marketing, des services techniques ou R&D ne sont pas nécessairement les mêmes que les leurs. Les designers doivent donc faire l’effort d’apprendre à communiquer avec ces services, afin de davantage légitimer leurs choix, mais aussi comprendre ce qui guide le choix de leurs interlocuteurs…

    Design en entreprises: les pratiques de gestion du design, Editions de Boeck, 22,50 euros.

    Nicolas Minvielle: Diplômé de l’Université impériale de Kyushu au Japon (2000) et de l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg (2001), il a obtenu une thèse de Doctorat en Sciences économiques à l’EHESS. Spécialiste des problématiques de marques et de design, il entre chez Philippe Starck en 2001 et y est resté sept années en tant que responsable des marques. Il fonde en 2005 une société-conseil en design: le Groupe Design Conseil. Actuellement responsable du Mastère de Marketing, Design et Création de l’Ecole de management Audencia Nantes, il est visiting professor à l’Ecole Hôtelière de Lausanne et intervient de manière régulière dans des écoles de design.

    Cecile Cam: Diplômée de l’Institut Supérieur de Gestion (2005) et du Mastère marketing, design et création, d’Audencia (2010), Cécile Cam a travaillé pendant 4 années au sein du Palace parisien le Park Hyatt Paris Vendôme. Ancienne manager et formatrice opérationnelle, elle a notamment développé une expertise sur les aspects sensoriels de l’Hospitality et de l’accueil. Actuellement doctorante et assistante de recherche à l’école de Management Audencia, elle étudie et accompagne les organisations dans la définition et la gestion de leurs enjeux environnementaux et sociaux.


    2 commentaires

    1. waldezign dit:

      En voilà un article qu’il est intéressant!
      Le bouquin est sur l’iBook store?

    2. La Revue du Design dit:

      Je crois que l’ouvrage n’est sorti (peut-être pour l’instant) qu’en version « papier », mais je me renseigne tout de même…
      AC

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