• Quand l’approche design classique ne permet pas l’innovation radicale

    Par Nicolas Minvielle.

    Roberto Verganti et Donald Norman ont sorti récemment un article passionnant sur l’impact de la pratique design dans l’innovation. Pour rappel, Donald Norman est un des fondateurs de l’approche dite « centrée utilisateur » dans le design, qu’il a largement contribué à vulgariser. Or, au bout d’un certain nombre de recherches, il en est arrivé à a conclusion extrêmement intéressante que cette méthode ne permet pas de générer de l’innovation radicale.

    La démonstration est assez imagée et commence avec le graphique suivant :

    Si l’on imagine que l’entreprise est à un moment donnée au point A, le recours à des approches centrées utilisateurs, et notamment les sciences sociales lui permettront d’arriver par « tâtonnement » au point B. Jusqu’ici, pas de grosse remise en cause dans la mesure où cette remarque est largement traitée dans la littérature. Par contre, ce qui était jusqu’alors perçu comme « suffisamment innovant » pour justifier ces pratiques « human centered » sont remises ici en cause car elles ne permettent tout simplement pas de passer sur la « colline » de droite.

    Ce passage de la colline de gauche à celle de droite ne pourrait se faire selon Norman qu’au travers d’une innovation radicale qui serait dans la quasi totalité des cas technologique. Une fois ceci intégré dans la pensée design, on se retrouverait alors au point C, et à devoir aller vers le point D avec de nouveau la pratique design « human centered ».

    Pour Norman, le nombre de cas où l’approche centrée utilisateur a réellement permis de changer de colline est quasi inexistant. Ce qui pourrait être une très mauvaise nouvelle donne à réfléchir lorsque l’on commence à injecter dans cette réflexion l’approche de Verganti. Dans son ouvrage publié aux Presses de Harvard, il souligne énormément le rôle critique de la recherche de sens (« meanings ») dans le design et le fait que cette démarche est en mesure de générer de l’innovation radicale. Les exemples sont nombreux, mais il revient souvent sur celui de la Wii pour expliquer le lien entre innovation technologique et celle liée au sens:

    Dans le cas de la Wii, le changement de sens proposé par Nintendo réside « simplement » dans l’application de nouvelles technologies au passage du « jeux pour experts » à « jeux pour tous ». Ce changement de sens capitalise sur des innovations technologiques mais permet surtout une innovation radicale dans les usages et la relation à l’objet/service. Appliqué au champ de la recherche en design, on trouve alors ce que les auteurs appellent le « quadrangle de la recherche en design » :

    Le dit « quadrangle  » a l’intérêt non négligeable de poser le fait que l’approche « human centered » ne permet que de générer de l’innovation incrémentale, alors qu’une véritable approche recherche en design permettrait de générer de l’innovation radicale, notamment au travers de travaux sur de nouvelles interprétations de sens (ce qu’à priori, la démarche utilisateur ne permet pas…)

    La démonstration est extrêmement intéressante et a des conséquences importantes, notamment en ce qui concerne l’organisation et la pratique du design au quotidien. A titre d’exemple, pour développer des innovations radicales, une manière de faire serait par exemple de forcer les designers à développer simultanément de nombreuses idées et prototypes. En divergent de manière simultanée et continue, il serait peut-être possible de trouver dès les phases amont de « nouvelles collines à grimper ».

    Cet article a également été publié sur le blog de Nicolas Minvielle: www.design-blog.info.


    8 commentaires

    1. Alberto dit:

      Si on demandait aux designers de chez Renault qui font des voitures centrées sur certains types de conducteurs de faire des boissons centrées sur bébés, ils seraient vachement plus innovants et toujours centrés utilisateurs.
      Et ils pourraient se dire radicalement innovants.
      Voilà un but dans la vie: « se dire radicalement innovant »

    2. Stef dit:

      (…)

    3. waldezign dit:

      Cet article enfonce des portes ouvertes!
      Dire qu’il faut des sauts techniques pour faire avancer le schmilblick… le scoop du jour!
      Par contre, le designer est souvent un bon catalyseur pour ces sauts techniques… Alors, savoir qui est arrivé en premier, l’oeuf ou la poule…?

    4. nicolas dit:

      @Walzdesign : la richesse de l’analyse n’est pas tant de souligner qu’il faut des sauts techniques (ce dont tout le monde se fiche tant cela relève de l’évidence), mais de dire que les notions d’usage et de sens sont une source aussi importante d’innovation que la techno. Par ailleurs (et surtout ?) il permet de remettre à plat les approches centrées utilisateurs qui sont totalement survendues par certaines agences comme étant sources radicales d’innovation. Le fait que les résultats soient à des années lumières de ce type d’innovation est loin d’être communiqué de manière transparente, et c’est extrêmement négatif pour les agences et indépendants. Si on rajoute à cela l’égo de certains designers qui expliquent que le marketing n’est pas capable de créer de « véritables innovations » car il est centré sur les chiffres, la remarque sur la difficulté à faire de l’innovation radicale quand on est centré humain me paraît plutôt intéressante… Par contre, le rôle d’agrégateur relève effectivement de l’oeuf ou de la poule, et soulève la question du « lead par le design » dans les entreprises :) :):)

      @Alberto : l’article met à plat certains termes et la remarque sur les boissons pour enfants est décalée. Il s’agirait juste d’un changement de DAS, et c’est tout sauf le sujet du papier (même si c’est intéressant). A moins qu’ils ne fassent une réelle rupture sur le nouveau segment considéré, mais comme on sait que c’est dur en étant centré utilisateur…

    5. waldezign dit:

      @Nicrolachz: déjà, le titre: « Quand l’approche design classique ne permet pas l’innovation radicale » me semble surprenant. Il y aurait donc une approche classique et une autre approche (innovante?). ça demande des éclaircissements.
      Le fait est que la motivation d’un designer est (et doit-être) de concevoir un BON produit, l’innovation n’étant pas une fin en soi (= on s’en fout!). D’ailleurs marteler que l’approche centrée utilisateur ne permet que des innovations incrémentales (vu de Mars, toutes les innovations sont incrémentales…) est inutile: le designer s’intéresse à l’usage, et à ses évolutions (là il faut de l’imagination, d’où la valeur ajoutée), le marketing s’intéresse à l’utilisateur, en grandes masses…

    6. nicolas dit:

      @Waldesignz : mea culpa pour le titre, j’aurais du mettre « quand l’approche design actuelle » au lieu de classique, cela aurait été plus clair sur le besoin qu’à la pratique d’évoluer si elle veut toujours mettre en avant son caractère innovant. On dira ce qu’on voudra, mais les publications « design led innovation », « innovation by design » et les accroches commerciales de bon nombre d’agences donnent le sentiment aux interlocuteurs des designers que ces deux domaines sont intimement liés, voire qu’il y a une garantie de résultat en ce qui concerne l’inno…. Dire qu’il ne s’agit pas d’une fin en soi est une évidence, mais pourtant pas clairement formulée par les designers eux-mêmes (et c’est bien ce que je critique)
      En ce qui concerne le « bon » produit, je crois que nous sommes d’accord sur le fait que le boulot d’un designer n’est pas d’en faire un « mauvais ». J’imagine par ailleurs que ce « bon » n’est pas antinomique « d’innovant ». Par contre, je n’habite pas Mars, que la terre, et du coup je vois d’immenses différences entre les approches incrémentales et radicales.
      Finalement, en ce qui concerne l’analyse des « masses » par le marketing, c’est se focaliser sur une petite branche « sexy » du marketing qui joue avec des chiffres pour rassurer certains directeurs marketing ou chefs de produits, trop peureux pour assumer certains lancements. Malheureusement, les designers oublient trop souvent la parenté intellectuelle de certaines de leurs pratiques avec celles du marketing, qui peuvent avoir été institutionnalisées par les marketeurs depuis 20 ou 30. Je pense aux analyses quali de tous types dans lesquelles les designers piochent (à raison), et qui font l’objet de superbes recherches dans des revues académiques. A titre d’exemple, les approches centrées utilisateurs ont même leur publication académique qui date des années 70 : le Journal of Consumer Research. Limiter l’approche marketing à celle des chiffres est une grossière erreur que seuls des marketeurs paresseux ou malhonnêtes peuvent faire, et les designers devraient quant à eux plus se plonger dans une autre littérature marketing, ils pourraient être étonnés.

    7. La Revue du Design » Quand l’approche design classique ne permet pas l’innovation radicale « Niovo dit:

      [...] on http://www.larevuedudesign.com Partager:TwitterFacebookJ'aime ceci:J'aimeBe the first to like this. Publié dans : Non [...]

    8. Alberto dit:

      Seuls ceux qui font de la recherche en se basant sur les seuls écrits de leur prédécessurs ou collégues d’université peuvent ignorer à quel point l’usager est source de création et demandeur d’innovantion!
      Quant à parler du rapport castrateur du designer et du marketing, c’est complétement dépassé. Il y a bien bien 20 ans que le designer ne se contente plus que du marketing pour se sourcer.
      Le vrai manque d’innovation se trouve dans les methodes d’analyse et de recherche de ceux qui veulent éditer sur le design. Ils veulent penser le design avec toujours une génération de retard.

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