• Du muscle et des chromes: les avatars du style dans l’automobile

    Par Gérard Monnier.

    Les formes des automobiles, dans la dernière période, ont beaucoup évolué; mais ce n’est pas du côté de la chronique et de la critique qu’on trouverait les analyses sérieuses de la situation, comme si manquaient les stimulations nécessaires. Le musée de l’automobile de Genève vient de fermer, le grand musée qu’on était en droit d’attendre dans l’île Seguin n’a pas retenu l’attention des pouvoirs publics, et tout un pan de la culture visuelle la plus immédiate est en jachère. En se limitant au domaine européen, posons quelques repères de cette histoire récente.

    On attend encore les commentaires sur la disparition de la plupart des figures de style qui avaient polarisé les recherches des designers dans les années 1980 et 1990. Ils avaient insisté sur l’unité de la forme des berlines, de plus en plus basses (Citroën CX), sur le traitement visuel de leur longueur, souligné par les protections latérales, qui associaient les faces avant et arrière, en parcourant la longueur des flancs; sur la discrétion des passages de roues, simples percements, à peine ourlés; sur l’ampleur des surfaces continues, à peine divisées, sur de rares modèles, par le graphisme discret d’une arête ou d’une nervure peu profonde.

    Des surfaces vitrées exceptionnelles n’étaient pas rares (Fiat Multipla). Le dessin de la jonction des montants du pare-brise, avec la porte et l’aile avant, était l’objet de soins infinis. Ils étaient même parvenus à écarter les chromes et autres inserts de métal poli, au profit d’une plus grande unité: les encadrements des baies, les barres de toit, les poignées de portes, par la peinture affirmaient la continuité de la teinte.

    Héritage des années 1950 et 1960, pour les voitures populaires, des formes originales identifiaient clairement la marque et le modèle: depuis la Dauphine, l’Ami 6 et la Mini, la voiture de tout le monde avait une forme spécifique, une tradition qui s’est maintenue avec la Renault Twingo I (1993) et la Ford Ka (1996).

    Justement, ces deux modèles, qui ont fait l’objet d’un restyling complet, démontrent que la question de la forme d’une automobile originale est devenue hors sujet. Tous les détails qui faisaient de la Twingo I un assemblage particulier sont gommés (les optiques avant, l’essuie-glace unique, l’emplacement de l’antenne radio) lorsque, en 2007, la Twingo II est fortement banalisée.

    Pour la Ford Ka, changement radical en 2008: la nouvelle version, plus haute, construite en Pologne, sur la base technique de la Fiat Nuova 500, perd son style spécifique. Est-ce le résultat de sondages d’opinion, de tests? D’une pression des commerciaux? D’une forme d’autocensure, comme pour la Fiat Multipla (1998), privée soudain en 2004 d’une face avant provocante? Et chacun sait que Citroën, Peugeot et Toyota construisent leurs modèles de base dans une usine unique et leur donnent une forme identique.

    Plus hautes, beaucoup plus lourdes, la plupart des berlines actuelles sont des monospaces ou des compacts. La diversité des types, puissant domaine de diversification stylistique, se réduit et se déplace (vers le coupé-cabriolet); au point que la nomenclature correspondante est obsolète. Les berlines sont nombreuses à avoir six glaces, autrefois l’apanage des breaks et de la limousine.

    Toutes ont des formes proches. Le profil du capot se poursuit dans un pare-brise très incliné et avancé, dont le galbe latéral est très atténué; la ceinture de caisse, plus haute, inclinée vers l’avant, limite les surfaces vitrées et dessine une ligne en coin (expérimentée par la Renault 14 en 1976); le profil en Z à l’arrière est fréquent; les essuie-glaces sont disposés dans un logement creux à la base du pare-brise(1); des épaulements importants et avantageux courent à la base des baies; des bossages volumineux enflent le passage des roues, dessinent des ailes distinctes et proéminentes, s’écartent de l’unité de la ligne ponton, et se mettent à l’unisson du volume des boucliers avant et arrière; des vrais-faux marchepieds saillants s’ajoutent aux parties basses; des surfaces concaves apparaissent dans les panneaux de porte; les protections latérales deviennent discontinues, tandis que des plis de tôle courent ici et là.

    Les nouveaux procédés d’assemblage du pavillon suppriment la gouttière, remplacée par un joint creux, comblé par une pièce rapportée. Le métal poli et les chromes ont à nouveau leur place sur les barres de toit et sur les poignées de porte, tandis qu’une arche brillante dessine à nouveau le contour des baies, et que le soubassement est décoré d’un profil rapporté. Les rétroviseurs, plus volumineux que jamais, sont l’enjeu d’un dessin compliqué, qui associe l’articulation de la porte avec l’angle aigu du montant de pare-brise et quelquefois avec d’étranges inserts, ou même de petites glaces triangulaires. Le dessin des optiques avant perd toute retenue, proposent des formes envahissantes et baroques, qui amplifient la forme technique des réflecteurs, alors que la dimension de celle-ci diminue.

    Un design cosmétique sur la face avant contrôle le retour aux formes symboliques d’une grille pour la calandre centrale, qui avait à peu près disparu, et qu’accompagnent des entrées d’air annexes plus petites. La plupart de ces formes de fantaisie contaminent les gammes des véhicules utilitaires.

    Cette perte d’identité des formes est compensée dans une certaine mesure par un logo chromé de grande dimension, qui désigne la marque. Sa taille, souvent comparable à celle des optiques (Peugeot 107, Citroën C1, Polo Volkswagen), n’a plus rien à voir avec les logos minuscules des années antérieures, comme le double chevron de la Citroën XM (1989, d’ailleurs discrètement décalé sur le côté).

    Cette croissance est en raison inverse de la qualification de l’identité par la forme: évidemment superflu sur le cabriolet de la Mercedes Classe E ou sur la Mini, le grand logo est aussi nécessaire à la Mercedes classe A ou à la Polo, une relation que de savantes études n’ont pas perçue(2).

    On l’a indiqué, les modifications des structures de l’appareil industriel en Europe expliquent certains aspects de la relative uniformité récente. Dans ce contexte, la circulation, d’une entreprise à une autre, de la nouvelle génération des designers est éclairante. Par ailleurs, des emprunts expressifs au dévergondage stylistique des 4×4 et des SUV importés sont par ailleurs notables (hauteur de caisse, bossages, vrais-faux marchepieds). Retenons aussi l’hypothèse d’une réception superficielle de la communication sur les produits, qui correspondrait au renouveau des détails cosmétiques (les chromes).

    Quelques manifestations de résistance subsistent. La Citroën C6 maintient un dessin unifié des flancs, des passages de roues à la sobriété marquée, tandis que la tradition de l’originalité maison se fixe, non sans gaucherie, sur un extravagant galbe de la glace arrière. Les Alfa Romeo s’écartent avec élégance des formes tourmentées dominantes. Bref, la vie des formes se poursuit, et dispose ces épisodes dans une authentique histoire artistique du design automobile. Mais cette histoire du design, que pourrait nourrir les cercles d’amateurs, échappe au grand public, et reste pour l’instant une discipline confinée aux catacombes.

    Gérard Monnier est docteur ès-lettres et professeur émérite de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne ; a été professeur associé à l’Institut d’Histoire du temps présent (IHTP – CNRS). Il est par ailleurs directeur de la collection «Architectures contemporaines» des éditions Picard. Ses derniers ouvrages parus : L’architecture du XXe siècle, un patrimoine (Editions SCEREN-CNDP / CRDP Créteil, 2005); La porte, instrument et symbole (Collection « Lieux-dits », éditions Alternatives, Paris, 2004); Le Corbusier, Les Unités d’habitation (éditions Belin, Paris, 2002).

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    Notes:
    (1) Avec une brillante exception, où les balais sont escamotés le long des montants de pare-brise (SEAT Toledo, 2004).
    (2) Nicole Vulser, « La formule magique de l’industrie du luxe: petit logo = produit cher », Le Monde, 22 juin 2010, p.16.


    8 commentaires

    1. Henery Schaffer dit:

      Nice site. There

    2. Marc dit:

      Je trouve que c’est l’un des plus intéressants articles que j’ai eu l’occasion de lire sur ce site. Il a même réussi à m’intéresser à l’histoire formelle de l’automobile, qui est normalement loin d’être ma tasse de thé!
      Merci Gérard Monnier et la RdD.

    3. maupado dit:

      Ahurissant, quand même, le glissement progressif d’Audi, ex-champion du lisse et du tendu, vers une incompréhensible et presque aussi grasseyante complexité que celle de BMW.
      Qui aurait donc imaginé Alfa en dernier rempart de la sobriété stylistique?
      Bon, avec le jeu des chaises musicales à l’œuvre dans ce secteur, dans trois ans, tout aura peut-être changé…
      Cela dit, la forme des véhicules n’est pas seulement dûe aux regroupements industriels, les dispositions règlementaires en matière de sécurité sont, là comme ailleurs, génératrices d’homogénéisation, en particulier sur la forme et la hauteur des faces avant. Un choix s’est opéré entre sécurité et aérodynamisme, et les assurances ont gagné, dirait-on.
      À ce sujet, on peut s’interroger sur l’avenir de la Loremo, un des rares véritables laboratoires de design automobile, et qui mériterait bien un article ici…

    4. Prof Z dit:

      Je reviens de Mulhouse, pour voir l’oeuvre du studiomilou même si comme Marc l’automobile n’est pas ma tasse de thé, ni le design auto d’ailleurs, ni l’archi pour les archi, ni le design pour les designers…
      http://www.studiomilou.fr/images/projets/mulhouse/nouveauMusee.jpg

    5. candyves dit:

      Je trouve qu’Audi résiste bien a cette surrenchère sauf l’A5 et sa ligne ondulante. (l’intéret esthétique des feux avant à diode reste une énigme pour moi…) En 20 ans le nombre de modèles de chaque constructeur à été multiplié par 2 ou 3. Chaque voiture a plusieurs soeurs ou cousines, avec des caractéristiques très proches, la différence se fait sur le style. Beaucoup de détails sympas, de clins d’oeil, une touche rétro,… mais pas tout à fait l’émotion et le coté révolutionnaire d’une Twingo. Je me souviens de 4 Twingos accrochées à la façade du Grand Palais pour une expo de design. Le bureau de style Renault était alors très influent…

    6. Prof Z dit:

      Tout le monde n’est pas aussi clément …Carlos Ghosn affirmait récemment que « le style devait devenir un atout et non un handicap »
      Ce qui est tres drôle c’est que Philippe Starck a été consulté par la Direction de Renault pour qu’il donne son avis et eventuellement corrige la copie de la Twingo dans le dos de Patrick Le Quément,
      Voir l’article de Gérard Caron
      http://www.admirabledesign.com/Renault-un-design-de-parti-pris

    7. Prof Z dit:

      Yann Mazé qui connait aussi bien le design que le marketing ( ce qui est une rareté nationale dans le pays des tiroirs bien rangés par nomenclature de metiers et des connaissances) peut vous éclairer plein phares sur la complexité du design qui n’est pas que figures de style comme d’ailleurs tout le design industriel de biens + ou – durables ….

      http://sd-1.archive-host.com/membres/up/260940433/Evolutiondudesignautomobile-2emepartie.pdf

    8. waldezign dit:

      Le design auto est une activité très complèxe: s’il n’est pas très compliqué de sortir un design consensuel, il est beaucoup plus difficile (voire risqué) de dessiner une icône, un style qui restera dans les esprits. Il est nécessaire pour cela de savoir frôler le ridicule et toutes les directions des grands groupes ne sont pas prêtes à prendre des risques.
      C’est ainsi que la 2CV, la 4L, la Beetle, la Twingo1, la DS, la CX sont des icônes. La C6, comme la XM peuvent basculer du ridicule au classique incontournable. Certaines auto, apparemment innofensives ont modifié considérablement l’approche des designers automobiles, en brisant des tabous (ex Fiat Tipo), d’autres, pourtant proches esthétiquement ont été rapidement oubliées (Citroën ZX). La caricature est risquée, mais marque les esprits.
      Soit dit en passant, Carlos Ghosn est un âne, en matière de style automobile, bien-sûr (je ne remets pas en question sa maîtrise d’Excel). Faire venir le chief designer de Mazda Europe (dont le travail est à apprécier, par ailleurs) à la « régie », au lieu d’un Freeman Thomas, par exemple, c’est ne rien connaître de la démarche stylistique de l’entreprise.

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