• L’objet en question(s): le design global d’une cantine pour enfants de 2/3 ans, par le collectif A + B designers

    La rubrique “L’objet en question(s)” présente des portraits d’objet ou de séries d’objets, par leurs créateurs: l’histoire de leur genèse, leurs contraintes, leurs enjeux…

    Ce mois-ci, nous évoquons avec Hanika Perez et Brice Genre du collectif A + B designers, l’aménagement d’une cantine scolaire destinée à des enfants de 2 à 3 ans, un projet commandité par la municipalité de Nègrepelisse et le Centre d’Art et de Design La cuisine.

    Pour commencer, quel était votre rôle sur ce projet?
    Nous avions pour rôle d’imaginer un espace de cantine pour des enfants de 2 à 4 ans. Nous avions à notre disposition un espace libre intégré au nouveau bâtiment scolaire, et défini comme étant le lieu de restauration. Nous étions libres de créer du mobilier, des objets, en fonction de l’approche que nous aurions définie pour scénariser le projet. Pour ce qui est du bâti, nous n’avions que le choix de la couleur des murs et plafond. Cette cantine devait pouvoir accueillir une quarantaine d’enfants.

    Pourriez-vous nous décrire votre projet en quelques mots?
    Il est difficile pour nous de répondre à cette question sans traiter du concept ou du scénario qui est pour nous le point de départ de l’ensemble de nos projets.
    Nous avons imaginé, dessiné et fait produire tous les meubles et objets se trouvant à l’intérieur de la cantine à l’exception de la vaisselle, des couverts, des “oiseaux” et de l’horloge. Une partie des meubles dessinés appartiennent à des typologies pratiquées et connues que sont les tables, les chaises, etc. D’autres objets tels que les “Animalis”, “La Toilette” ou bien encore les “Lumones” appartiennent à des typologies encore non définies et impliquant de nouveaux usages, de nouveaux types de liens entre nous et les objets. Ceci est important pour nous, car nous prenons le parti de défendre dans tous nos projets (qui sont bien souvent la résultante de phases de recherches en interne) l’idée que les objets ne sont en soit qu’un prétexte à construire et élaborer notre relation au monde; ils cristallisent et débutent la nature de notre relation au monde, à nous même et aux autres.
    Dans ce projet, les Animalis sont ainsi en quelques sortes des objets ayant pour rôle de tisser un lien intime entre l’enfant et le lieu auquel l’objet est attribué (en l’occurrence la cantine), afin qu’il puisse étendre et questionner les limites de son territoire affectif, familial, immédiat et domestique. Quant aux Lumones, brièvement, elles sont entre le toit de cabane (la cabane au sens de Gaston Bachelard), la source de lumière et l’évènement contemplatif.

    Comment ce projet vous a-t-il été confié?
    Ce projet est un appel d’offre commandité par la mairie de Nègrepelisse, à l’initiative de Monsieur le maire Jean Cambon et co-encadré par La Cuisine, centre d’art et de design appliqué à l’alimentation dirigé par Stéphanie Sagot.
    Nous avons participé à l’appel d’offre, puis avons été retenus en dernière phase avec deux autres agences sur la base d’une note d’intention. S’en est suivi un entretien oral avec tout un ensemble d’acteurs politiques, culturels (DRAC, Centre d’art), artistes et praticiens. Au cours de cet échange, nous avons présenté une amorce de projet sous la forme d’une arborescence d’étude reprécisant les intentions de notre texte premier et expliquant combien il était indispensable pour nous, étant donnés les enjeux définis dans l’appel d’offre, de préparer une phase d’immersion et d’observation du public (des enfants de 2 à 4 ans) comme s’il nous était totalement étranger, afin d’éviter toutes formes d’aprioris socioculturels. Pour nous servir d’appui et apporter davantage de pertinence à cette, nous avons intégré à l’équipe (dans la première phase) un docteur en psycho-sociologie, Julien Teissié.
    Nous avons eu la chance d’être retenus car le jury a accepté l’originalité de l’approche du projet et a su passer outre notre peu d’expérience dans le métier. Nous lui sommes par ailleurs très reconnaissants, car une fois la décision prise, tous les commanditaires et instigateurs du projet nous ont assuré d’un soutien sans faille.

    Quels étaient, selon vous, les principales contraintes et les principaux enjeux de ce projet?
    Il y a les contraintes que chacun sait dans de tels projets et qui sont des impondérables, liées à la sécurité et à la fonctionnalité générale de l’espace et des objets par exemple. Ces niveaux de contraintes peuvent cependant être contournés. Nous prenons pour posture de ne jamais démarrer un projet en partant des contraintes techniques et de sécurité (exception faites des projets de grande série industrielle) et ce afin que le concept de départ soit le moins verrouillé possible. Le véritable enjeu est en effet de soutenir et de tenir le concept jusqu’à l’aboutissement final du projet. Et toute la difficulté est de franchir les différentes contraintes évoquées précédemment ainsi que les contraintes économiques, afin que celles-ci portent atteinte le moins possible au scénario de départ et au dessin des objets.
    Pour nous, une des capacités fantasmée du designer et de la discipline qu’il pratique est d’être semblable à l’huile blanche, d’être plastique, d’être sans dessin, sans contours, prêt à s’adapter tout en garantissant l’intégrité de ses desseins, de son écriture et ce avec simplicité. Sachant qu’approcher la simplicité est complexe et parfois vain.
    Pour revenir à ce projet, l’enjeu majeur était de construire pour chaque enfant un espace collectivement intime et intimement collectif, un espace du partage et participant de sa socialisation. Un outil de socialisation à l’échelle d’un lieu et des objets qui le constituent: tout, y compris la nourriture n’étant qu’un prétexte à se construire eux-mêmes et à rencontrer l’autre autour d’une table.

    Quel était votre concept ou votre idée de départ?
    Nous sommes partis des enfants, et notamment du fait que nous n’avions qu’une connaissance erronée et partielle de qui ils sont. Bien que nous ayons tous été des enfants, nous les avons considérés comme des “étrangers”, des êtres avec lesquels les modalités du langage étaient à inventer pour pouvoir communiquer. Nous ne voulions pas d’un projet qui aurait été la projection maladroite de pensées d’adultes. Par exemple, nous ne souhaitions pas de multiples couleurs dans l’espace, ni d’objets “trop” colorés car (aprioris mis de côtés) les enfants de cet âge sont plus sensibles aux écarts de contrastes qu’à une multitude de couleurs, surtout si elles sont édulcorées. Nous voulions privilégier une certaine une légèreté pour l’ensemble, et en même temps nous éloigner au maximum de toute forme de “niaiseries”.
    Un des maîtres à penser du projet fût Antoine de Saint Exupéry, au travers de son texte Le Petit Prince. Nous envisagions de dessiner un espace ayant une complexité dissimulée aux adultes et proche de cette relation empirique, onirique et immédiate qu’ont les enfants au monde: eux qui vivent et s’attardent sur les “petites choses”, sur les détails.
    L’ensemble du projet devait s’articuler autour de l’idée évoquée précédemment qui consistait à créer un lieu de socialisation et de convivialité, tentant de ménager la part intime de l’enfant projeté dans la vie en groupe, entouré de ses semblables dans “le temps du repas”. Ajouté à cela, nous nous sommes attachés à dessiner et donner un corps à ce que nous appelons la fonction poétique des objets et des espaces, permettant aux individus d’entrer dans une relation plus exacte avec le monde: une sorte d’approche ergonomique pour l’âme.

    Pourquoi le projet a-t-il, au final, cette forme et ce ou ces matériaux?
    Une grande majorité des objets sont en bois (chêne, cèdre, hêtre, sycomore), en porcelaine, en acier et en aluminium exception faite de l’Animalis (le Lapin), en résine de polyester et avec des encres thermochromiques. Les objets ont été réalisés ainsi pour deux raisons essentielles. La première est qu’il nous semblait important que les enfants qui construisent leur rapport au monde par contact, soient en relation tactile, visuelle et auditive immédiate avec des matériaux “premiers”. La seconde raison tient au fait que nous souhaitions ne pas les “infantiliser”, et il nous semblait important de les confronter à des matériaux “délicats”. Ainsi la vaisselle et les couverts sont en porcelaine, en verre, en acier et non en plastique. Au terme d’une année scolaire, il apparaît évident qu’il n’y a pas plus d’incidents ou de problèmes que dans d’autres types de cantine.
    L’autre point important quant au fait de travailler avec ces matériaux repose sur l’intention de questionner les savoir-faire traditionnels qui leur sont reliés, afin de les questionner, les décontextualiser (exemple: usage des techniques de marqueterie et d’ébénisterie dans la fabrication de luminaire), et les relier à une approche plus contemporaine.

    Qui étaient vos interlocuteurs chez votre client, et avec qui avez-vous du collaborer?
    Nos interlocuteurs étaient variés. Nous avons notamment travaillé de manière étroite avec Jean Cambon, le maire de Nègrepelisse, mais aussi avec l’ensemble des ses collaborateurs en ce qui concerne la gestion économique du projet ainsi que les services architecturaux de la mairie en la personne de Marie Cherreau. Nous avons reçu l’appui du Centre d’art et de design La Cuisine (basé à Nègrepelisse), co-commanditaire du projet dont la direction artistique est assurée par Stéphanie Sagot et la direction de l’action culturelle menée par Claire Neveu.
    En ce qui concerne la production des objets et certaines phases de leurs conceptions, nous avons travaillé avec une trentaine de personnes. Ainsi nous avons collaboré avec un bureau d’étude, plusieurs ébénistes, des marqueteurs, des graphistes, un artiste peintre, un vernisseur-laqueur, des commerciaux, des électriciens, un serrurier, un tapissier-sellier, une couturière, un graveur, un spécialiste du composite, un artisan naval.
    Pour imaginer, dessiner, concevoir et orchestrer le projet, nous n’étions que nous deux et aidé pendant une période d’un mois par une stagiaire.

    Quelles sont les difficultés que vous avez éventuellement rencontrées sur ce projet, et comment les avez-vous contournées?
    Les difficultés furent multiples. En effet, le projet étant très long étant donné le nombre important d’objets à réaliser, une des difficultés majeure fût la gestion du temps et l’orchestration de tous les corps de métiers dans un même laps de temps. Ajoutés à cela les impondérables surprises techniques, les défauts de matériaux, les défauts de conceptions et de réalisations (parfois), les doutes quant à la réalisation des prototypes, la gestion de l’ensemble des coûts pour chacun des postes, les problèmes de communication, les écarts de compréhensions sur les intentions ou sur les exigences relatives à la fabrication des objets.
    Pour faire face à l’ensemble de ces situations problématiques nous avons tenté de faire preuve de créativité et de trouver pour chaque problème un type de solution sans perdre la vision d’ensemble du projet.

    Sur combien de temps s’est déroulé ce projet?
    Nous avons remporté l’appel d’offre fin mai 2008, et livré l’ensemble du projet fin aout 2009, à l’exception des Lumones (les grands luminaires de bois). Cependant, pour nous le projet n’était pas clos tant que ces éléments, que nous considérions comme de pièces maîtresses de l’espace, n’étaient pas en place. Nous avions débuté leur fabrication avec un fabricant de coque de bateau en bois, qui pour des raisons économiques, a dû abandonner le projet à la fin du printemps 2009. Nous avons donc dû trouver une nouvelle personne capable de fabriquer ces trois luminaires techniquement complexes. Ce que nous avons fait à l’automne 2009, et nous avons travaillé avec elle jusqu’en juillet 2010. La cantine était alors utilisée depuis près d’un an, mais nous avons attendus que l’espace soit “finalisé” pour inaugurer le lieu.

    Rétrospectivement, changeriez-vous aujourd’hui quelque chose à votre projet?
    Il est probablement nécessaire de répondre “oui” à cette question. Un projet comportant autant d’objets nécessite une attention et un temps de digestion particulier. Un certain recul a peut-être manqué, mais nous ne regrettons rien des objets présentés. Ils nous ont beaucoup appris et sont notre regard à un moment précis, un regard que l’on partage encore et qui tend aussi à évoluer comme, semble t-il, pour chacun d’entre nous.

    Et pour finir, où en est ce projet?
    Comme expliqué précédemment, le projet est en place pour une partie depuis septembre 2009 et définitivement depuis septembre 2010. Nous avons eu la chance d’avoir de très bon retour de la part des parents d’élèves, des enseignants et des “habitants”, des institutionnels, des journalistes, des designers et artistes. Le plaisir fût de savoir que l’ensemble des objets et de l’espace fonctionnaient tel que nous l’avions pour une part imaginé, que le lieu semble évident pour les enfants et qu’ils s’y sont attachés.

    A + B designers est un collectif composé d’Hanika Perez, née en 1982, et de Brice Genre, né en 1979. Tous deux diplômés du Master Arts Appliqués de l’université de Toulouse, ils travaillent actuellement sur des projets de design, tout en poursuivant leurs recherches doctorales et leur activité d’enseignement au sein de l’université.

    Quelques images du projet:


    Croquis du projet.


    Vue d’ensemble de la cantine.


    Vue sur une table, surplombée par un des luminaires Lumone.


    Détail d’une Lumone.


    Détail d’une Lumone – lentille en Cèdre du Liban.


    Détail d’une Lumone – lentille en Cèdre du Sycomore.


    Fabrication d’une Lumone.


    Rangement Animalis.


    Détail d’un fond de verre.


    Meuble La Toilette.


    Miroirs La Toilette.


    Lapin thermochromatique Animalis.

    Photos © André et Joly.


    5 commentaires

    1. Décoratrice d'intérieur dit:

      Très naturel pour les petits. Parfait!

    2. Jesse dit:

      Sympa, mais pourrait-on avoir un peu plus de clés de lecture sur ces nouveaux types d’objets: animalis, lumone, etc.
      Merci

    3. Emmanuel dit:

      Chouette projet (surtout la volonté de ne pas infantiliser, et tout les petits détails que je les imagine bien découvrir) :)

    4. Alain dit:

      C’est la nouvelle pédagogie. Moi qui pensais qu’il y a avait, pour cet âge, une stratégie d’enseignement pédagogique tournée vers l’éveil. ( je parle seulement des meubles).
      C’est le genre de design qui devrait plaire aux parents pour leur côté reposant.

    5. Alain dit:

      C’est une idée originale de ne pas vouloir « infantiliser » les enfants. Leur refuser toutes « niaiseries ». Et aller au bout de ses idées. Et donner à des enfants de 2/3 ans des sièges sans confort, sans ergonomie. Ils sont censés restés assis combien de temps?
      Je ne vois pas l’encrier!
      Pour aller au bout de cette idée, pour ne pas infantiliser les adultes, les endurcir un peu…Il serait bon que tous les internautes qui trouve très bien ces sièges, les prennent pour eux sur leur lieu de travail ou pour s’assoir devant leur écran.

      C’est bien d’aller au bout de ses idées, surtout quand ce sont des bébés qui doivent les assumer. C’est cela la science et le savoir: la Vérité.
      Protégez moi des saints!

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