• Interview: Anne Eveillard

    A l’occasion de la sortie de son ouvrage Ces machines qui parlent de nous, nous discutons aujourd’hui avec la journaliste Anne Eveillard de son enquête – centrée sur l’électroménager – qui l’a amenée à rencontrer non seulement des designers, mais aussi des industriels, des anthropologues, des sociologues, des historiens, des psychiatres…

    Tout d’abord, d’où vient votre intérêt pour ce sujet?
    Suite à une étude commandée en 2009 par le fabricant Miele à une équipe composée de psychologues, je me suis aperçue que la majorité des ouvrages existants sur l’électroménager concernaient leur histoire mais que bien peu, voire aucun, n’abordait nos comportements. J’ai donc eu envie d’approfondir le sujet et j’ai, durant 6 mois, rencontré tout un panel de personnes tels que des anthropologues, des sociologues, des historiens, des psychiatres, des psychologues, des industriels, des architectes, des designers…

    Votre approche a-t-elle surpris les designers que vous avez rencontrés?
    Pas tant que ça. Tous ceux que j’ai sollicités ont répondu «oui» d’emblée et m’ont rencontrée très vite. Que ce soit matali crasset, Christian Ghion ou encore Antoine Cahen, l’inventeur de la Nespresso, tous avaient un regard et un avis sur l’électroménager.

    Votre étude met en avant certains aspects souvent ignorés de l’électroménager, comme par exemple le fait que dans une famille de quatre personnes, on ouvre en moyenne 52 fois par jour le réfrigérateur et qu’il constitue, à ce titre, un support idéal pour des messages familiaux. Pensez-vous que ce type d’observation puisse amener les designers ou les industriels à considérer différemment leurs produits?
    Oui, bien sûr. Ces données, issues de la documentation et des archives du Gifam (Groupement Interprofessionnel des Fabricants d’Appareils d’équipement Ménager) sont d’ailleurs consultées par les industriels. Sans doute moins par les designers, parce qu’ils n’en connaissent peut-être pas l’existence. Si j’étais un designer un peu intéressé par l’électroménager, j’irais une fois par an fouiner dans ces archives, afin de mieux comprendre ce que les Français attendent de leur batteur, mixeur, blender, aspirateur, four, lave-linge…

    Les objets qui nous entourent sont-ils plutôt, pour vous, de simples témoins de nos pratiques quotidiennes, ou catalysent-ils également des mutations sociologiques plus profondes?
    Les deux. Simples témoins, parce qu’ils reflètent notre époque, nos façons de vivre, nos envies, nos besoins… Mais aussi reflet de mutations sociologiques, parce que nous achetons de plus en plus pour donner un sens à notre vie. Nous demandons même aux nouveaux objets que l’on vient d’acquérir de «nous rendre heureux», explique le psychiatre Serge Tisseron. Pourquoi? Parce que les repères d’autrefois ne sont plus. Les églises se vident, les politiques suscitent la méfiance, les intellectuels se fondent et se confondent avec le show-biz… Ajoutons à cela les familles décomposées ou recomposées. Et on arrive à une quête de nouvelles valeurs, dont l’acquisition d’objets les plus valorisants possibles fait partie. Ce n’est pas un hasard si certains comparent l’achat d’un réfrigérateur, d’une cuisinière ou d’un lave-linge ultra-performant à celui d’une voiture de sport.

    Ce que vous mettez en avant dans votre ouvrage devrait-il, selon vous, être davantage intégré par les designers, et approfondi dans les écoles de design?
    Il serait bon, en effet, que l’on insiste dans les écoles sur le fait que les objets de notre quotidien sont vivants, animés et même «réanimés» grâce au design. Le sociologue Michel Maffesoli parle d’une «esthétisation de l’existence». Dans le même temps, je partage la position de Christian Guellerin, directeur de l’Ecole de design de Nantes, qui part du principe qu’il serait grand temps de « passer du Made in au Designed by, pour affirmer l’identité des produits, retrouver du sens à leur conception et à leur consommation ». Une façon aussi de faire un peu de sémantique en distinguant déco, stylisme, design et design industriel.

    Pour finir, quels conseils donneriez-vous aux designers qui conçoivent aujourd’hui des produits de grande consommation?
    Je leur citerais Antoine Cahen et James Dyson en exemples. Le premier pour la simplicité sur laquelle il a misé en créant la Nespresso. La simplicité est « une vertu, une qualité et non un signe de pauvreté ou de manque d’imagination », dit-il. Le deuxième parce qu’il a démarré en tâtonnant dans son garage et en ne testant pas moins de 5 127 prototypes, avant d’aboutir à la version définitive de son premier aspirateur sans sac en 1991. Vingt ans après, James Dyson est exposé dans les collections permanentes au MoMA de Manhattan et à Beaubourg, tout en étant devenu leader sur le marché de l’aspirateur outre-Manche et outre-Atlantique. Une belle histoire, non?

    Ces machines qui parlent de nous, Quatre Chemins Editions, 220 pages dont un cahier en couleur de 16 pages, 20 euros.


    3 commentaires

    1. Clément dit:

      C’est toujours avec intérêt de voir un ouvrage traitant du design de manière moins conventionnel. C’est à dire un livre que ne traite pas des objets uniquement ou qui ne fait pas la rétrospective de tel ou tel mouvement, de tel ou tel designer.
      De plus, je suis assez curieux de lire les entretiens avec matali crasset (sans majuscule bien sûr) et Christian Ghion. S’il est vrai que la première a travaillé pour Thomson et Tefal, que les deux sont des designers reconnus, des designers de signature, sont-ils pour autant les plus à même de parler de l’électroménager ? A regarder leur site web, ils n’ont peu voir aucun projet d’électroménager présenté. Chez Darty, je n’ai pas le souvenir d’avoir croiser un lave-vaisselle signé par un « artiste » (j’ai juste en souvenir une machine à laver Chantal Thomass). De fait, les designers de machine à coudre, de cafetière électrique ou de frigo sont en majorité de parfaits inconnus.
      Je suis aussi assez curieux de lire le dernier chapitre sur la domotique, une révolution domestique que l’on nous promet mais qui tarde à venir et qui est sans cesse repousser à demain.

    2. La Revue du Design dit:

      Bonjour Clément, et merci pour ce commentaire.
      Pour avoir rencontré, à plusieurs reprises, des designers ayant travaillé sur des projets d’électroménager, tous m’ont dit que les marques préféraient en général que leur « signature » passe au second plan…

    3. La Revue du Design dit:

      A noter: le jeudi 06 octobre 2011, de 18 h à 21 h, Anne Eveillard sera présente à la librairie 107 Rivoli (107, rue de Rivoli, Paris 1) pour une signature de son livre.

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