• [A LIRE] : Faut-il décoloniser le design ? – plaidoyer pour le (re)développement du design indigène

    « Lakhota + Dakhota visual essay », design graphique inspiré des traditions graphiques Lakota. Artiste Sadie Red Wing. [lien]

    Par Quentin Lefèvre, urbaniste et designer

    Cela fait quelques temps que j’assiste régulièrement à des conférences et autres colloques dans le domaine du design et de l’urbanisme. Ainsi depuis plusieurs mois le terme anglais de « post-colonial studies » venait à mes oreille sans que j’en saisisse totalement la portée. La définition donnée en français par Wikipédia est celle d’un « courant de pensée [...] (qui) porte un regard critique sur le colonialisme » et qui serait principalement alimenté de sources littéraires. La même définition donnée sur la page anglaise de l’encyclopédie explique « an academic discipline that analyzes, explains, and responds to the cultural legacy of colonialism and structural extraction of imperialism [...] by examining the functional relations of social and political power that sustain colonialism and neocolonialism« . Sans être bilingue on saisit rapidement que définition donnée en langue anglaise est à la fois plus précise et dotée d’une portée bien plus large.

    Vu de France, le titre de cet article peut paraître étrange voir provoquant. Il m’a fallu personnellement aller au Canada pour véritablement saisir le sens et la pertinence de cette question. Le mois d’octobre dernier j’ai eu l’opportunité de me rendre au Québec, et plus précisément à Montréal à l’occasion du congrès du Sommet Mondial du Design. C’est durant cette semaine que différentes visions se sont offertes à ma perception.

    « Autochtoniser Montréal »

    A peine arrivé de l’aéroport, un des premiers signes originaux que la ville m’a offerte est celui de kakémonos de la ville situés sur le mobilier urbain et sur lesquels était écrit « Autochtoniser Montréal ». Dans un premier temps, la formule m’a paru étrange voir déplacée. En tous cas il me semblait là y avoir besoin d’une première explication.

    Il s’avère que la ville de Montréal fête cette année le 375e anniversaire de sa fondation par les européens en même temps que la fédération du Canada fête ses 150 ans d’existence. Ainsi à l’échelle de l’Etat (à ne pas confondre avec la Nation Québéquoise) sont célébrées les thématiques de la diversité, de l’inclusion, de l’environnement, de la jeunesse mais aussi de la réconciliation avec les peuples indigènes. En plus de cet effort de l’Etat, la ville de Montréal s’est engagée à différents niveaux en faveur d’une plus grande reconnaissance des peuples indigènes. Le plus visible est la modification apportée au drapeau de la ville par le maire sortant dans le cadre plus large d’un « engagement de la part des élus non autochtones de se réconcilier avec leur passé colonial et de rétablir une relation plus harmonieuse et plus respectueuse avec nos peuples » (source). Le nouveau drapeau inauguré au mois de septembre contient désormais en son centre le motif d’un arbre indigène symbole de paix en plus des quatre fleurs qui représentaient les nations européennes (France, Angleterre, Ecosse, Irlande).

    Photographie du nouveau drapeau de la ville de Montréal (photo : Le Journal de Montréal/Charlotte R. Castilloux) [lien]

    En outre, la ville a proposé au public du 20 au 25 octobre une exposition intitulée Autochtoniser Montréal dans le cadre du Sommet Mondial du Design. La scénographie de l’exposition mettait en scène différents archétypes architecturaux correspondant à différentes premières nations québécoises comme celui de la « maison-longue ». L’exposition avait pour thème « Ailleurs et Ici » (et non pas « Ici et Ailleurs ») et proposait notamment au public des informations sur le design autochtone dans d’autres pays du monde comme l’Australie ou encore Taiwan. L’idée étant de donner à voir des bonnes pratiques en matière d’architecture pour inspirer une ville qui malgré le fait qu’elle accueille 25 000 habitants autochtones ne dispose d’aucun bâtiment important qui en soit le signe.

    Un des projets présentés dans l’exposition Autochtoniser Montréal: l’école primaire Minquan à Taïwan. Architectes BAF. [lien]

    La vision Napoléonienne du VIA pour le design français

    En plein milieu de la grande exposition organisée par le Sommet Mondial du Design figurait le stand français intitulé « NO TASTE FOR BAD TASTE » qui paraissait très organisé et sérieux à côté de son homologue brésilien. A défaut d’avoir reçu des explications directes, j’ouvrais quelques heures plus tard la brochure de présentation du stand promut par le VIA (Valorisation de l’Innovation dans l’Ameublement), organisme qui a pour objectif la valorisation la création française dans le secteur de l’ameublement en France et à l’étranger. Dans la brochure figurent quelques explications sur les valeurs pronées par « le French Design » comme l’art de vivre ou l’ouverture culturelle. Ensuite est expliquée la scénographie pensée par Jean-Charles de Castelbajac dans les termes suivants « The tents symbolise a meeting between history and time. This canvas camp echoes a Napoleonic campaign, heralding the arrival of french style into each new city« .

    Extrait de la brochure du VIA faisant la promotion de l’exposition « NO TASTE FOR BAD TASTE » (photographie de l’auteur)

    Ainsi l’exposition qui se veut itinérante internationalement et porteuse de « l’excellence de l’art de vivre à la française » propose une scénographie inspirée des campagnes de Napoléon, comme si chaque pays accueillant l’exposition devait s’en réjouir autant que les habitants des pays par lesquels est passé Napoléon.

    S’il est envisageable que le lecteur pressé ne remarque rien d’anormal à cela, alors dans un deuxième temps pouvons-nous nous interroger sur la pertinence d’un tel choix esthétique et ses conséquences symboliques. En effet, nous le savons le designer ou le scénographe ne sont pas des ingénieurs, ils sont donc supposés produire (ou aider à produire) des objets ou des installations porteuses de sens, qui plus est dans le domaine de l’ameublement. Alors quel est le sens donné à une exposition nomade internationale qui se veut l’ambassadrice d’un design français ne tolérant pas le mauvais goût (NO TASTE FOR BAD TASTE) et dont la scénographie s’inspire des campagnes Napoléonniennes ? Il ne semble pas utile de développer plus avant. Tout le monde s’accordera à minima sur le caractère guerrier voir totalement colonial de la référence.

    Quand l’exposition ira en Italie ou à l’Est de l’Europe afficherons-nous toujours cet argument commercial imparable ? Peut-être pas. D’ailleurs à la date de l’écriture de cet article, le site internet lefrenchdesign.org ne nous propose pas toute l’étendue des explications fournies dans cette brochure donnée au Sommet Mondial du Design. S’agit-il d’une coïncidence ou bien d’un rectificatif de communication ? En guise d’explication les visiteurs du site internet devront se contenter de ces (jolis) dessins :

    Dessins d’illustration de Jean-Charles de Castelbajac pour l’exposition « NO TASTE FOR BAD TASTE » (source : lefrenchdesign.org) [lien]

    Perspectives pour un design indigène

    Lors du Sommet, plusieurs conférences portaient sur la question du design autochtone. J’ai notamment eu l’occasion d’assister à une session de conférences intitulée « Indigenous urbanism: Planning and design for the future« . Ryan Walker, enseignant à l’université de Saskatchewan, évoque dans un premier temps les dimensions de matérialité et de mémoire de la décolonisation et la nécessaire reterritorialisation qui lui est associée (ce qui n’est pas sans rappeler les travaux d’A. Magnaghi sur la société post-industrielle). Il invoque également les travaux de P. Bourdieu concernant le capital symbolique des sociétés et prend en exemple la ville d’Ottawa qui a renommé en 2016 le nom d’une station de métro de la ligne Confédération en lui donnant le nom « Pimisi » qui signifie « anguille » dans la langue du peuple Algonquin.

    Il faut savoir que ce choix et d’autres s’inscrivent plus globalement dans la politique de « réconciliation » du gouvernement du Canada. En effet, en 2008, une commission nationale intitulée « Vérité et Réconciliation » a été créée pour faire la lumière et dédommager les survivants du système des pensionnats indiens qui visait à assimiler les enfants autochtones en les plaçants entre 1880 et 1996 dans des école religieuses. La commission a conclu dans son rapport final que les pensionnats ont constitué un outil de « génocide culturel » à l’égard des peuples autochtones du Canada.

    La conférence donnée par l’architecte Patrick Stewart, premier aborigène à présider une association d’architecture du Canada, fut particulièrement émouvante. Après avoir introduit son propos en langue Nisga’a, il a rappelé combien il importe de donner la parole aux anciens pour décider des choix d’aménagements architecturaux et urbains. Il a donné en exemple plusieurs réalisations d’architectures indigènes contemporaines, précisant que les ouvrages étaient très respectés et bien entretenus par les habitants.

    Bâtiment « Circle of Life Thunderbird House » à Winnipeg. Architecte Douglas Cardinal. [lien]

    L’architecte a ensuite évoqué les efforts qui restent à faire au Canada en prenant en exemple le choix récent du gouvernement de dédier le bâtiment situé au 100 Rue Wellington à Ottawa pour en faire un lieu dédié aux peuples autochtones. Au delà du geste qui est bien sûr apprécié, une polémique est née car les représentants des autorités autochtones locales n’ont pas été consultés à propos du choix du lieu. En outre, le bâtiment proposé par le gouvernement est d’achitecture néo-classique européenne en plus d’avoir été un ancien commissariat (puis l’ambassade des états-unis), ce qui n’est évidemment pas neutre sur le terrain des symboles.

    Enfin Sarem Malek Nejad, enseignant en urbanisme à l’université de Saskatchewan, a présenté les résultats d’une étude sur les représentations culturelles des autochtones habitants en ville qui représentaient 56% de la population autochtone au Canada en 2011 (contre 80% aux Etats-Unis ou en Australie). Il explique ainsi que contrairement aux idées reçues 70% des personnes autochtones interrogées se disent fières d’êtres canadiennes et qu’ainsi les identités indigènes et canadiennes ne sont pas mutuellement exclusives. Il termine son propos en évoquant les quatre dimensions fondamentales du design de la ville selon les peuples premiers qui sont l’aspect PHYSIQUE, MENTAL, EMOTIONNEL et SPIRITUEL et qu’il est nécessaire de les prendre tous en compte pour un équilibre du territoire et de ses habitants.

    Cartographie des plus importantes populations autochtones urbaines au Canada (source : Gouvernement du Canada) [lien]

    En conclusion

    Ce séjour outre-atlantique a été riche d’enseignements tant concernant l’effort culturel du Canada envers ses peuples autochtone que les discutables prises de positions esthétiques françaises évoquées précédemment. Puisque le Conseil des arts du Canada a sélectionné le projet de design Indigène UNCEDED pour représenter leur pays lors de la Biennale d’architecture de Venise 2018, le VIA et M. de Castalbajac pourront peut-être y chercher une inspiration renouvelée.

    Plus largement, la question de l’éthique traverse plus que jamais le champ du design, en témoignent certains articles récents (ici ou ). En ce sens les propos tenus par Ruedi Baur lors de sa conférence au Sommet Mondial du Design pourraient nous suggérer un autre possible lorsqu’il évoque la venue d’un « design de Relations » en lieu et place d’un design au service de la compétition de tous entre tous. Dans cette perspective d’une construction d’un monde équilibré et véritablement respectueux des multiples identités culturelles il semble nécessaire de poser la question de la décolonisation du design et pour cela de prendre conscience tant que possible de nos schémas de pensée hérités.

    Si la décolonisation du design peut nous apparaître, en particulier depuis Paris, comme une thématique inutile, provocante voir offensante, ce n’est pas le cas partout. Ainsi l’université OCAD de Toronto, dédiée aux arts et au design a décidé de faire de la décolonisation la première de ses six orientations stratégiques d’ici à 2022 (détail p. 19). Une rapide recherche sur internet confirme si besoin était (par exemple ici) l’actualité de la question, en tous cas du côté anglo-saxon de la planète.

    Nous en conviendrons la question est délicate, surtout pour nous français qui sommes bercés d’universalisme et d’eurocentrisme dès notre plus tendre enfance. Mais nous aurions peut-être bien des choses à gagner en considérant sérieusement la question. Il est bien évident que la responsabilité de la France n’est pas neutre, que ce soit par le passé mais encore aujourd’hui sur le territoire métropolitain et bien sûr outre-mer.

    S’il est des domaines comme l’architecture, le paysage et l’urbanisme pour lesquels les symboles jouent au moins autant que les actes, alors au XXI ème siècle plus que jamais, le designer ne doit-il pas non seulement réfléchir à des questions de coût, de forme et de fonction mais aussi interroger la portée symbolique de ses propositions ?

    -Auteur : Quentin Lefèvre, urbaniste et designer

    Tribune parue dans Admirable Design et nous remercions Quentin Lefèvre pour son aimable autorisation.

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