• Le luxe en poche?

    Par Stéphane Laurent, Docteur en histoire de l’Art, Maître de conférences HdR, auteur entre autres ouvrages de Chronologie du design aux éditions Flammarion.

    Une biographie ou des propos recueillis sur un couturier qui rencontrent le succès et se terminent en toute logique sous forme de livre de poche, ce n’est certes pas la première fois dans l’édition. Yves Saint-Laurent et Coco Chanel (1883-1971) en étaient déjà les grands bénéficiaires. La mode est, parmi les champs de la création, celui qui se vend le mieux auprès du grand public, au point que ses stylistes sont des vedettes du star-system.

    La publication récente de l’Allure de Chanel, par l’écrivain diplomate et académicien, aujourd’hui décédé, Paul Morand (1888-1976), pourrait donc, à première vue, passer pour une version réitérée de la vie et des pensées de la célèbre couturière de la rue Cambon, qui avait fait l’objet d’une magistrale biographie d’Edmonde Charles-Roux. Comme cette dernière, l’ouvrage de Morand, paru d’abord en 1976 sous forme de livre illustré de dessins de Karl Lagerfeld, vient de laisser place uniquement au texte. Un texte fort vivant d’ailleurs, irremplaçable, car né de la fréquentation d’une personnalité de cinq ans l’aînée de l’auteur, austère mais généreuse, qui fuyait le monde et se livrait peu.

    Ils se connaissaient depuis la belle époque de l’Art Déco, en 1921, mais Morand, qui passe pour l’écrivain représentatif de ce mouvement (notamment après la parution de son roman L’Homme pressé), s’est décidé à rendre hommage à son amie en rassemblant les souvenirs de leurs retrouvailles inattendues dans le fameux Palace Hôtel de Saint-Moritz, pendant l’hiver 1946, alors que tous deux étaient en déshérence. Elle, parce qu’elle avait fermé sa maison de couture après la Défaite et qu’elle ne la rouvrirait que bien des années plus tard ; lui, parce qu’ambassadeur de Vichy à Berne, il venait d’être révoqué des Affaires Etrangères. De cet exil frisquet, intercalaire et feutré, de ces consolations mutuelles qui chassaient l’ennui et l’incertitude du lendemain, Morand se décida des années après, alors que Chanel était redevenue la « grande » Mademoiselle, à coucher sur le papier ses confidences abruptes et chaleureuses, en guise d’hommage à cette amie qu’il venait de perdre.

    De fait, l’ouvrage présente un plan décousu qui s’en ressent quelque peu d’une simple mise en forme de prises de notes au fil des discussions. L’on saute de considérations personnelles sur la mode, plutôt professionnelles et au reste pleines d’enseignements, sur les femmes, qu’elle a tant fréquentées lors des essayages et de leurs achats, à des portraits des grands personnages entrés dans son cercle intime : ses amis les Sert – Misia et son artiste de mari –, Stravinsky, Picasso, le décorateur Paul Iribe (auteur de la célèbre « rose Art Déco »), ou Diaghilev et le duc de Westminster, dont le souvenir amoureux clôt d’ailleurs le livre.

    En début d’ouvrage et entre les pages, se glissent des remembrances autobiographiques. C’est à ce niveau que l’on doit s’interroger. Car Chanel nous livre sa propre légende. Elle se dit autodidacte de la couture, alors qu’elle a solidement appris le métier à Moulins au sortir du pensionnat chez les sœurs de Saumur; ce pensionnat, du reste, se volatilise au profit d’une prétendue éducation chez des « tantes », son père l’ayant délaissée – c’est avéré – pour courir aux Amériques. Au détour d’un paragraphe, elle se trahit, à moins qu’elle veuille malicieusement nous amener à découvrir une vérité subreptice : « Je n’avais même jamais eu ces uniformes de couvent, à pèlerine, embellis par les rubans du Saint-Esprit, ou des Enfants de Marie, qui sont l’orgueil de l’enfance ». Mais alors, se demande-t-on, d’où les connait-elle si précisément ? Sa sœur, vouée au même sort, est, elle aussi, sortie de sa mémoire. Elle n’oublie pas en revanche de célébrer son grand amour, Boy Capel, tué dans un accident de voiture au sortir de la Grande guerre, et qui l’aura lancée dans la carrière.

    Tout cela et parfois son contraire, si Morand l’ignorait sans doute, nous, nous le savons aujourd’hui. Des documentaires, des téléfilms, le récent film Coco avant Chanel d’Anne Fontaine et celui, sorti il y a peu, de Jan Kounen sur la liaison entre Stravinsky et Chanel, nous ont narré de manière exacte sa lente ascension sociale. Ils ont remis au goût du jour un personnage qui permet de ressortir des textes comme celui-ci. Ce sont autant d’initiatives, dont on ne peut que se féliciter. Dans ces conditions, pourquoi laisser paraître un ouvrage avec quelques coquilles, sans annotations critiques et sans une introduction permettant de mettre le lecteur en garde ? Aurait-on agi de même pour des souvenirs sur un écrivain ?

    On peut certes comprendre le désir de « surfer » au plus vite sur l’actualité. Et malgré tout le plaisir que l’on retire de la lecture (on se délectera en outre des propos amers contre le rival Paul Poiret, des belles comparaisons entre le style de Chanel et le style Art Déco, des aphorismes sur la mode et des dires peu politiquement corrects en faveur du laissez-faire dans la copie de modèles), on est en droit de se demander si la mode, tout comme le design en général, a acquis des lettres de noblesse suffisantes pour mériter qu’on la traite avec plus d’attention. Il est temps en effet de considérer le design comme un champ intellectuel à part entière, qui doit de nouveau faire partie des connaissances générales… comme du temps de Mademoiselle.

    Références:
    Paul Morand, L’Allure de Chanel, Folio Gallimard, 246 p., 6 euros.
    Edmonde Charles-Roux, L’Irrégulière ou mon itinéraire Chanel, Grasset (590 p., 20,90€, disponible au Livre de poche, 662 p., 6,95 €).

    http://www.fabula.org/actualites/article31056.php

    Ancien élève de l’école Boulle et de l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, Stéphane Laurent a enseigné dans plusieurs universités, dont Paris IV-Sorbonne et Berkeley. Agrégé, il a obtenu un doctorat puis une Habilitation à Diriger des Recherches (HDR). Depuis 1999, il est maître de conférences en Histoire de l’art à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et, depuis 2009, Professor à la Zayed University de Dubai. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les arts décoratifs, le design et l’enseignement artistique : L’Art utile, Les Arts appliqués en France, L’École Boulle, une Chronologie du design et plus récemment la direction d’une publication sur L’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs. Il signe régulièrement les entrées « design » de l’Encyclopaedia universalis et participe à de nombreux colloques internationaux. Il collabore à plusieurs revues d’art dont la Gazette de l’Hôtel Drouot, les Dossiers de l’art et Connaissance des arts.


    4 commentaires

    1. Cédric dit:

      Bravo M. Laurent pour cet article.
      A mon sens, les liens qu’entretiennent la mode et le design méritent d’être questionnés assez largement car il peut à la fois s’agir de disciplines aussi proches par certains points qu’elles peuvent être éloignées par d’autres.
      Et ne comptons pas trop (a priori) sur l’ouverture de la cité de la mode et du design à Paris pour nous aider à y voir plus clair…

    2. Prof Z dit:

      Pour y voir +clair , il faut lire par exemple les interventions faites à la cité de la mode et du design sans doute qq part sur le net pendant le dernier designer’s days…ou alors parler ou traduire les spécialistes italiens, les maetros du designo.
      Il faudra sans doute quelquefois decoder, contextualiser, mettre en perspective et pour cela avoir une formation et /ou une experience non spécialisé non seulement dans la mode et le design mais ouverte sur la créativité , l’art , le management, le marketing et la finance …
      Il faut une culture large faite d ouvertures , de dialogues, et de beaucoup recherches documentaires…
      A vos moteurs….

    3. Prof Z dit:

      incontournable Ekelkoort
      http://www.paris-art.com/agenda-culturel-paris/Arch%C3%A9ologie%20du%20futur%20:%2020%20ans%20de%20tendances/Edelkoort-Li/4998.html

    4. Saint-Moritz : informations, photos, carte, vue satellite dit:

      [...] prend la tête du classement du WMRT devant Torvar Mirsky, Mathieu Richard et Ian Williams.Le luxe en poche? « La Revue du Design… s'est décidé à rendre hommage à son amie en rassemblant les souvenirs de leurs retrouvailles [...]

    Laisser un commentaire